L’ODEUR DE L’INDE : POLITIQUE DE L’INAPPROPRIABLE
Du vendredi 31 août au dimanche 2 septembre 2012
Colloque PASOLINI : À SUIVRE ? à SÉTROGRAN, dans la Nièvre.
Les Ourgneaux, 58340 - Montigny-sur-Canne
1. Une entité sans identité
2. Les portiques
3. L’exotisme de la pauvreté
4. Le nœud gordien de la pensée fasciste
5. Humanisme et consommation
6. Les cercles de la schizophrénie sociale
7. Appropriation et extermination
Autour du Nouvel An 1961, Pasolini et Moravia font un voyage en Inde. Moravia en revient avec Une Certaine Idée de l’Inde, sorte de digest tenant à la fois du récit de voyageur, de l’observation anthropologique et du recueil d’informations sur la situation du pays dans l’échiquier international, ou sur le devenir de la société indienne. Il ne manque pas de faire connaître ses rencontres avec Nehru et ses discussions avec différents notables ou intellectuels.
Pasolini en ramène L’Odeur de l’Inde, un opuscule nourri d’une inquiétante étrangeté : le sentiment de l’inappropriable. Un sentiment qui en dit moins sur l’Inde qu’il ne renvoie à la permanence d’une extériorité. Un discours de l’échappement, qui inscrit les lieux et les gens dans la permanence énigmatique d’une lointaine familiarité.
Être étranger se dit ici dans un saisissant parallèle avec le choix qu’il a fait tout jeune de la langue du Frioul pour écrire sa poésie, ou les déambulations et rencontres avortées sur la Longue Route de sable.
Être étranger se dit aussi dans le rapport d’inquiétante familiarité au spectre fasciste qui hante l’Italie des années soixante. Être étranger se dit dans la « différence » sexuelle, qui le stigmatise bien avant qu’il ne la revendique comme geste politique.
Être étranger est une permanence que la suspension du moment en Inde éclaire d’un jour particulier, et fait sentir, au sens le plus organique du terme, dans le rapport à l’odeur.
1. Une entité sans identité
Il était couvet des habituelles guenilles blanches, et, autour de lui, le long de cette avenue périphérique, (…) l’habituelles misère lugubre, (…) l’habituelle odeur très forte, qui prend à la gorge. Cette odeur de pauvres nourritures et de cadavre, qui, en Inde, est comme un continuel souffle puissant qui donne une sorte de fièvre. C’est cette odeur qui, devenue peu à peu une entité physique, presqu’animée, semble interrompre le cours normal de la vie dans le corps des Indiens. Son relent, frappant ces pauvres petits corps couverts de toile légère et souillée, paraît les miner, les empêchant de croître, de parvenir à un achèvement humain. C’est donc dans cette puissante odeur que Muti Lal nous suivait (1) .
Cette odeur de l’Inde, Moravia l’évoque aussi au début de son livre :
L’odeur douceâtre, pénétrante et fétide, comme de sanie, de fleurs putréfiées, de fruits pourrissants, qu’on respire dans les rues de Bénarès tout en se frayant un chemin dans la foule des pèlerins .
Bien des aspects rapprochent ces deux évocations de l’odeur, comme le cadavre chez Pasolini renvoie à la putréfaction chez Moravia. Mais un point les dissocie radicalement. Et ce point est précisément le point d’où se situe chacun d’eux. Le point d’où il parle, ou plutôt, ici, le point d’où il sent : la place qu’il occupe, dans l’espace du discours comme dans celle du partage des sensations.
Pour Moravia, cette place est parfaitement claire : il y a un dedans et un dehors, et lui est ici dehors, parce que son dedans est ailleurs : il est ce touriste éclairé qui circule dans un pays étranger, avec ce regard surplombant, cette distance curieuse et aimable que rien ne vient entamer. Une distance que l’odeur incommode, mais qu’elle ne pénètre pas, puisque son corps même s’y refuse comme il le dit plus loin :
Alors que cette odeur me soulève l’estomac, et que je sens monter dans ma gorge une salive aigre de vomissure .
Il est ce corps occidental parfaitement inodore, unique et différencié, qui « se fraie un chemin » dans la foule puante et indifférenciée des pèlerins locaux.
La position du corps pasolinien est exactement inverse : il ne fend pas la foule, mais flotte autour d’elle, s’ennivre de cette étrange puissance olfactive, et éprouve à travers le corps de l’autre son propre inachèvement.
On n’est pas ici dans le régime existentiel du narcissisme narratif, avec ce comparse imaginaire que Moravia s’invente pour le gratifier du récit de ses expériences et lui offrir le spectacle de ses émotions. On est au contraire dans le régime troublant de la dissémination, et ce que crée l’odeur, c’est précisément cette indifférenciation entre les corps, cette contamination des uns par les autres qui fait, chez Pasolini, de l’expérience de l’ailleurs une expérience renouvelée, et comme transmuée, de sa propre intériorité. Un régime de la proximité, manifesté dans un écart qui n’est pas au sens plein une différence.
L’antagonisme radical entre les positions des deux auteurs, Pasolini, pourtant ordinairement prompt à la polémique, ne vise à aucun moment à le mettre en évidence. Au contraire, bien des passages du texte manifestent son amitié et, quelque part, sa fascination pour Moravia. Mais cet antagonisme transparaît dans son texte, à quelques notations fugaces, où se retrouve la question des odeurs :
Nous revenons à Chattarpur, à la nuit tombée, assoupie. Je compte passer l’une de mes belles soirées, où, tandis que Moravia va dormir, je me promène, seul, éperdument, pareil à un limier qui flaire la pestilence de l’Inde .
Moravia, quand il ne parle pas, dort. Et le placide sommeil de l’un fait contrepoint à l’agilité fiévreuse de l’autre, à cette attente dans laquelle il flaire l’objet plutôt qu’il ne le voit. A cette énergie aux aguets, tendue vers l’appel des odeurs. Le corps du narrateur est un corps multiple, une virtualité que les sens ne parviennent jamais à réaliser. Et l’odeur de l’Inde, le potentiel olfactif qu’elle véhicule comme un corps, et qui s’incarne en une « entité physique presqu’animée », c’est cette entité sans identité qui la rend aussi reconnaissable qu’insaisissable. L’odeur de l’Inde, c’est ce qu’on ne peut s’approprier ni par le pouvoir ni par le discours, qui échappe au regard autant qu’à l’analyse, et qui, pour cette raison même, renvoie l’auteur à sa propre étrangéité.
2. Les portiques
La première définition que Pasolini donne de lui-même, dans Qui je suis, se fait par un lieu :
Je suis né dans une ville pleine de portiques .
Ce lieu de la naissance, supposé définir l’origine et l’identité, se donne par ses ouvertures, ses béances, le vide de ses voies de passage. Bien d’autres caractéristiques pourraient s’appliquer à Bologne, et Pasolini en donnera ailleurs, lorsqu’il la qualifiera de « rouge » par exemple, ou même lorsqu’il donnera ses préférences de « tifoso » sur les terrains de football. Mais la caractéristique originelle, l’essence qu’il lui attribue, c’est ce mixte de présence et d’absence que constituent les portiques.
Lieux de passage, de traversée, d’entre-deux, à travers lesquels la limite ne se donne que par l’ambivalence de la transgression, l’Inde devient aussi, pour lui, cet espace ouvert où ce qui suppose, ailleurs, le confort de la sédentarité, ne se produit ici que dans l’entre-deux des lieux de passage :
Presque toutes les maisons, qui s’écroulent, ont en façade un petit porche : et là … je me trouve face à l‘un des faits les plus impressionnants de l’Inde.
Tous les porches, tous les trottoirs regorgent de dormeurs. Ils sont étendus à terre, contre les colonnes, les murs, les chambranles de portes. Leurs chiffons les enveloppent complètement, cireux de saleté. Leur sommeil est si profond qu’ils ressemblent à des morts dans leur suaire déchiré, fétide .
Des portiques de Bologne aux porches de Bombay, il y a bien évidemment quelque chose de l’ordre d’une gémellité, ou à tout le moins d’une fraternité. Quelque chose d’une familiarité du passage, une similarité des seuils. Mais, à Bombay, l’esthétique du seuil relève d’une forme particulière de statuaire : elle est constituée du foisonnement des corps, aussi fluets que nombreux, qui remplacent les atlantes contre les chambranles des portes.
De la solennité du portique à la discrétion du porche, de l’art de la sculpture aux aléas de la présence humaine, Pasolini fait émerger des liens. Ils transforment la constante vision de la pauvreté en apparition ininterrompue, à ses yeux toujours fascinés, d’une forme de beauté.
Et là encore, c’est dans l’épreuve qu’il fait de l’exotisme au sein même de l’Italie, qu’il puise la disponibilité à l’étrange qui le saisit sur le territoire indien : le trouble où il se trouve jeté y est indissociable d’une forme d’ubiquité :
Sundar vient de Hynderabad, où se trouve sa famille ; il cherche fortune à Bombay, comme un jeune calabrais peut le tenter à Rome : dans une ville où il ne connaît personne, où il n’a pas de maison et doit s’arranger pour dormir au petit bonheur, pour manger quand il le peut .
3. L’exotisme de la pauvreté
Le parallèle n’est pas seulement entre les lieux, mais aussi entre les hommes. De Sundar au personnage d’Accatone, les glissements sont évidents, comme ceux qui dévient des faubourgs de Bombay à la campagne calabraise, ou de celle-ci à la périphérie romaine. Il y a plus de parenté entre un paysan du Frioul et un jeune mendiant de Hyderabad, qu’entre celui-ci et les Indiens enrichis aux femelles grasses que Pasolini suit du regard avec dégoût, et le même mépris dont il gratifie la bourgeoisie romaine. A l’éternelle question « De qui sommes-nous les étrangers ? », Pasolini répond sans hésiter par le regard complice et discrètement fasciné qu’il porte sur ce peuple des Indiens abandonnés, étendus sur les trottoirs, cachant leur faim dans leurs « petits thorax d’oiseaux ». Le portique, le porche, le trottoir, sont les lieux de l’inappropriable. Et de cet inappropriable, Pasolini fait en quelque sorte son signe de reconnaissance. Il se reconnaît dans l’intouchable indien autant que dans le sous-prolétaire italien : ceux à qui est inaccessible, précisément, quelque forme de propriété. Mais dans le même temps, il se sait aussi, par sa classe même, de l’autre côté :
A New-York, à Paris, à Londres, il y a des délinquants redoutables et dangereux (tiens ! presque tous des hommes de couleur, ou à peu près) (…) Il y a plus d’un siècle que Marx a été le témoin de leurs génocides. Que ces génocides soient perpétrés en Italie aujourd’hui, cela change fondamentalement leurs profils historiques. Accattone et ses amis sont allés au-devant de la déportation et de la solution finale en silence, peut-être en riant de leurs bourreaux. Mais nous, les témoins bourgeois ?
Et la possibilité même qu’il a d’être fasciné par Accattone tient à ce rapport d’extériorité qu’il entretien avec l’exotisme de la pauvreté. L’appropriation est impossible parce que l’identification même est impossible. Se dire soi-même bourgeois en étant à ce point dégoûté de la bourgeoisie, se représenter à soi-même comme complice du génocide qu’on ne cesse de dénoncer, c’est l’un des nombreux dilemmes dans lesquels Pasolini est constitutivement, par sa volonté esthétique même, enfermé.
Dans l’Italie des années soixante, il est saisi par ce dilemme, dont il sera broyé dans les années soixante-dix. Et cette expérience de la dualité semble être le fondement politique de son travail, ce qui fait que c’est le politique même qui donne sens à son vécu existentiel. Et que de dernier est toujours interprété dans les termes d’un rapport de forces social, d’une généalogie du pouvoir :
Avec la fin du fascisme
commença la fin de mon père (…)
Parce que je dois rappeler
Que, outre mon amour initial pour ma mère,
Il y eut aussi un amour pour lui :
Et un amour sensuel .
4. Le nœud gordien de la pensée fasciste
Le père, militaire du fascisme, objet de répulsion, est aussi et dans le même temps objet d’identification et de désir. Et le corps pasolinien devient ici la figure du corps social lui-même, du corps de l’Italie profondément fascisée, fascisée de l’intérieur, dans lequel le fascisme, même mort dans sa version historique, poursuit son œuvre par d’autres voies. Celles, entre autres, des sociétés de consommation dont il montrera, à la suite de Marcuse, le caractère tendanciellement totalitaire. Le fascisme ne finit pas, parce qu’il nourrit de l’intérieur les nouvelles formes politiques qui ont prétendu l’abattre. Et c’est cette perversion que le travail pasolinien vise à mettre au jour. Mais c’est aussi de cette perversion qu’il se nourrit lui-même.
Ce qui caractérise ce fascisme de l’intérieur, et lui donne son pouvoir, c’est sa relation étroite à la figure, appropriative par excellence, du « bourgeois » : celui à qui précisément la propriété sert de mode d’identification. Et la relation économique entre propriété et consommation se dresse en parallèle de la relation politique entre bourgeoisie et fascisme. Dans ces nœuds gordiens, ou boroméens, l’auteur est violemment saisi et contraint. Et cette contrainte, qui le détermine à ne pouvoir pas assumer la condition d’un pauvre, il en éprouve la violence quand cette condition lui est temporairement imposée, intégrant la désappropriation comme déshonneur dans le temps même où il intègre la propriété comme violence :
Moi je vivais comme peut vivre
un condamné à mort
toujours avec cette pensée comme un fardeau
- déshonneur, chômage, misère.
Ma mère en fut réduite pendant quelque temps
A faire la bonne.
Et moi je ne guérirai plus de ce mal.
Parce que je suis un petit-bourgeois .
Et plus loin :
La bourgeoisie italienne aussi
peut être raciste. (…)
J’ai éprouvé ce que peut éprouver un Noir
à Chicago :
la terreur .
La relation du fascisme au racisme, du racisme à la bourgeoisie, de la bourgeoisie à la discrimination sociale, sont entremêlés à la double épreuve que le narrateur fait de lui-même : en tant que petit-bourgeois, donc raciste, fils de fasciste et inapte à assumer la condition du peuple. Mais aussi en tant qu’objet de discrimination, désapproprié de soi-même et éprouvant ce lien passionné à la pauvreté qui nourrit son œuvre littéraire autant que son cinéma.
La honte de la pauvreté, mais la fascination pour les pauvres. La terreur de la discrimination, mais la conscience d’appartenir à la classe qui la produit.
Et le moment paradigmatique sera celui où le parti des travailleurs, celui des pauvres, l’exclura par homophobie, à Udine, en 1949.
En Inde, le long des trottoirs de Bombay ou ailleurs, Pasolini n’est pas celui qui, comme Moravia, constate de l’extérieur la pauvreté et tente une analyse de ses causes. Il est d’abord celui qui, ayant éprouvé la pauvreté comme une honte et un tourment, s’étonne de la placidité des pauvres, comme il s’étonne qu’« Accatone et ses amis » aient pu « rire de leurs bourreaux ». Il est celui que fascinent moins les « foules vêtues de palpitantes guenilles », que la présence de la pauvreté comme norme, l’indifférence aux critères occidentaux du déshonneur :
Entre les vaches et les chèvres, sur un trottoir, un sac était tendu, gris de saleté, et, dessous, un homme avec une épaisse chevelure noire qui débordait sous le sac. Un group de passants l’entourait, à genoux, le vénérant. (…) Et lui, l’adoré, immobile sous cette immonde guenille, avec tous ses cheveux immondes répandus sur le trottoir .
5. Humanisme et consommation
Il entrevoit, derrière la scandaleuse évidence de l’injustice sociale, la réalité d’une possible indifférence. Un vécu de la dépossession comme puissance. Et ce qu’il voit de propre à l’Inde serait du côté de cette politique de la désappropriation.
Ce n’est nullement qu’il veuille en transférer le modèle à l’Italie, ou s’en faire lui-même un sectataire. Et à aucun moment le voyage ne débouche sur quelque expérience mystique des philosophies orientales. C’est juste qu’il voit ici, dans ce qui s’offre à ses sens, et en particulier à son odorat, l’une des figures de son intériorisation du politique : la réalisation suspendue d’un vécu de l’inappropriable. Il y voit aussi une figure de l’exception au régime d’appropriation qui s’incorpore, dans le monde occidental, la totalité de la vie politique, dans ce processus précisément totalitaire qu’engendre la consommation. Dans un article du 5 juillet 1973, il écrira :
Dans le dos de tout le monde, la « vraie tradition humaniste » (pas celle, fausse, des ministères, des académies, des tribunaux et des école) est détruite par la nouvelle culture de masse et par le nouveau rapport que la technologie a institué – avec des perspectives désormais séculaires – entre la production et la consommation. La vieille bourgeoisie paléo-industrielle cède la place à une nouvelle, qui comprend chaque jour de plus en plus la classe ouvrière et qui, finalement, tend à identifier les mots de bourgeoisie et d’humanité .
Cette « identification de la bourgeoisie à l’humanité » est pour Pasolini le comble de la perversion, puisque la « vraie tradition humaniste », dans la filiation de laquelle il s’inscrit, est précisément celle que la bourgeoisie, par ses « ministères, ses académies, ses tribunaux et ses écoles », a destituée.
Quand la classe ouvrière entre dans le régime aveugle de la consommation, ce n’est pas une promotion qu’elle opère, mais, plus qu’une trahison, une authentique désidentification, et par là même une profonde déshumanisation.
Les rites d’appropriation permanente qu’institue la consommation sont ainsi corrélatifs de cette entreprise de déshumanisation. Et la figure emblématique en sera le pouvoir mafieux. Entre la gangrène mafieuse qui ronge l’Italie depuis le Sud, et la gangrène consumériste qui l’envahit de toutes parts, il y a une véritable solidarité organique, où le crime au sens strict se double d’un crime symbolique contre l’idée même d’humanité.
Sur ce point, un livre comme le Gomorra de Roberto Saviano, mettant en évidence, par un jeu de relations entre des phénomènes apparemment distincts, la toute-puissance parasite de la Camorra dans la région de Naples, est très parent de la pensée pasolinienne, comme il l’est du Léviathan de Hobbes. Un Léviathan occulte, dont les finalités seraient antagonistes de celles de l’intérêt général.
Dans cet article du 14 novembre 1974 pour le Corriere della serra, qui commence par « Je sais » et s’avère contemporain des recherches menées par Pasolini pour son roman Pétrole, il écrit, voulant opposer le pouvoir du PCI à celui de la mafia, qui gangrène progressivement le pouvoir politique et conditionne ses allégeances économiques :
Le Parti communiste italien est un pays propre à l’intérieur d’un pays sale, un pays honnête à l’intérieur d’un pays malhonnête, un pays intelligent à l’intérieur d’un pays idiot, un pays cultivé à l’intérieur d’un pays ignorant, un pays humaniste à l’intérieur d’un pays consommateur .
La schizophrénie décrite ici n’est pas territoriale, elle désigne la double identité qui structure l’organisation nationale, et s’intériorise dans l’ambivalence du rapport au fascisme. Mais, si elle n’est pas territoriale, elle ne se traduit pas non plus véritablement dans les termes de l’identité de parti qu’il semble désigner, comme il le précise plus loin :
La division du pays en deux, l’une enfoncée jusqu’au cou dans la dégradation et dégénérescence, l’autre intacte et non compromise, ne peut pas être une raison de paix et de constructivité.
D’autre part, envisagée comme je viens de le faire, je crois objectivement que, quand elle est un pays dans le pays, l’opposition s’identifie à un autre pouvoir, qui reste le pouvoir.
En conséquence, les hommes politiques de cette opposition ne peuvent manquer de se comporter eux aussi comme des hommes de pouvoir .
6. Les cercles de la schizophrénie sociale
Car, par une nouvelle mise en abîme, le pays dans le pays devient aussi pouvoir dans le pouvoir, et par là même nouvelle forme d’appropriation. Comme l’écrivait Max Stirner, plus d’un siècle auparavant, dans L’Unique et sa propriété :
Proudhon croit dire pis que pendre de la propriété en la nommant un vol. (…) Nous nous bornons à demander : le concept de vol est-il seulement possible, si l'on n'admet pas celui de propriété ?
Ces cercles, vicieux ou concentriques, dont Stirner fait la cible même du concept de propriété, en désignant celui-ci comme entaché de pluriel, Pasolini ne cesse de les tracer comme un processus d’enfermement du politique, au même titre qu’il les éprouve comme l’emprise d’une circularité intérieure dont il est impossible de se déprendre. Mais ces cibles concentriques tournent toutes autour d’une problématique centrale : celle de l’appropriation. Appropriation non seulement d’un pouvoir, mais d’une idée de l’humanité qui parvient à l’exproprier non seulement de ses territoires d’existence, non seulement de ses moyens de subsistance, mais jusque dans le symbolique, de ses propres représentations. L’expropriation ultime étant celle de l’extermination :
Accattone et ses amis sont allés au-devant de la déportation et de la solution finale en silence, peut-être en riant de leurs bourreaux.
Nouveau cercle : Accattone, le sous-prolétaire éponyme du premier film de Pasolini, tourné dans la banlieue romaine et rigoureusement contemporain du voyage en Inde, est lié aux milieux mafieux. Misérable et exploité, mais aussi exploiteur de sa propre compagne dont il est le maquereau. Incapable même de s’approprier sa propre identité sociale, de revendiquer son appartenance. Et complice des pouvoirs qui le réduisent à la misère, jusqu’à travers sa propre volonté de pouvoir.
7. Appropriation et extermination
La solution finale, métaphorique et pourtant réaliste, évoquée ici par Pasolini dans les Lettres luthériennes, est pourtant clairement établie dans ce texte commençant par « Je sais », et dont il semble qu’un an plus tard sa propre mort soit la conséquence :
Je sais les noms du groupe de personnes importantes qui, avec l’aide de la CIA (et en second lieu des colonels grecs et de la mafia) ont, dans un premier temps, lancé (du reste en se trompant misérablement) une croisade anticommuniste, pour boucher le trou de 68, puis, toujours avec l’aide et sous l’impulsion de la CIA, se sont reconstruit une virginité antifasciste, pour boucher le trou du désastre au referendum .
Appropriation politique, expropriation économique, et pour finir extermination physique, dessinent une triple figure de ce que Pasolini tente de cerner et de combattre dans ses articles, ou de faire surgir dans un certain nombre de ses films. Ce que vise cette rhétorique du génocide et de l’extermination est non pas au-delà, mais en-deçà de la matérialité historique des événements, et atteint le cœur même du processus créatif, et de ce qui le fonde dans une politique de la sexualité.
Pasolini le montre clairement dans l’ « Abjuration » qui ouvre les Lettres luthériennes : celle de la Trilogie de la vie, constituée des trois films Le Decameron, Les Contes de Canterbury et Les Mille et une nuits. Il en donne les raisons :
Premièrement, la lutte progressiste pour la démocratisation de l’expression et pour la libération sexuelle a été brutalement dépassée et rendue vaine par la décision du pouvoir consumériste d’accorder une tolérance aussi large que fausse.
Deuxièmement, la « réalité » des corps innocents a été elle-même violée, manipulée, dénaturée par le pouvoir consumériste. Bien plus, cette violence sur les corps est devenue la donnée la plus macroscopique de la nouvelle époque humaine.
Troisièmement, les vies sexuelles privées (comme la mienne) ont subi le traumatisme aussi bien de la fausse tolérance que de la dégradation corporelle, et ce qui, dans les fantasmes sexuels, était douleur et joie, est devenu déception suicidaire, inertie informe .
Les trois raisons données ici sont liées chacune à une forme d’expropriation, au fait qu’un inappropriable a été en quelque sorte rapté, détourné et perverti : celui de la libération sexuelle, celui de l’innocence des corps et celui du fantasme. Et la seule réponse possible à ce triple détournement opéré sur le sexuel, c'est-à-dire sur le fondement même de la vie, est, pour Pasolini, l’abjuration. Acte purement symbolique, puisque les droits financiers des films sont ceux du producteur.
Abjurer se dit de ce qui concerne la foi. Et, en l’occurrence, la foi dans son propre travail est ici ce qui a été perdu. Ce propre que constitue une œuvre, et qui semble inaliénable pour son auteur, a été aliéné. Et n’a pu l’être que par une transmutation politique : celle du consumérisme.
Que la sexualité soit devenue l’objet de cette « fausse tolérance », qui la promeut pour la détourner de son pouvoir transgressif, que ce que Nietzsche aurait appelé la « grande santé » soit devenu cette obsession maladive de la consommation sexuelle, et que le cinéma lui-même soit le complice privilégié de cette manipulation, c’est ce qui pousse Pasolini, le 15 juin 1975, à abjurer l’œuvre entreprise depuis le début des années soixante-dix.
Mais à l’opposé des corps radieux détournés par l’extermination consommatrice, les corps malingres, sales, imprégnés de l’odeur de l’Inde, dont la beauté chétive émerge des guenilles, sont aux yeux de Pasolini, et en dépit de toutes les analyses de leur aliénation sociale, le cœur même d’une politique de l’inappropriable.
1 Pier Paolo Pasolini, L’Odeur de l’Inde, Gallimard Folio, 1984, pp. 79-80.
2 Alberto Moravia, Une certaine idée de l’Inde, Arléa, 2007, p. 12.
3 Ibid.
4 Pier Paolo Pasolini, op. cit., p. 145.
5 Pier Paolo Pasolini, Qui je suis, Arléa, 2004, p. 10.
6 Idem, L’Odeur de l’Inde, Gallimard Folio, 1984, p. 24
7 Ibid., p. 23.
8 Pier Paolo Pasolini, Lettres luthériennes, Seuil, 2000, p. 187.
9 Idem, Qui je suis, Arléa, 2004, p. 15.
10 Ibid., p. 18.
11 Ibid., p. 23.
12 Ibid., p. 50.
13 Idem, Ecrits corsaires, Champs Flammarion, 1976, p. 43.
14 Ibid., p. 135.
15 Ibid., p. 135-136.
16 Max Stirner, L’Unique et sa propriété, L'Age d'Homme, Lausanne, 1972, p. 293.
17 Pier Paolo Pasolini, Lettres luthériennes, Seuil, 2000, p. 187.
18 Idem, Ecrits corsaires, Champs Flammarion, 1976, p. 132.
19 Idem, Lettres luthériennes, Champ-Flammarion, 2000, p. 82.