ESTHETIQUE, POLITIQUE, ÉCONOMIE : des enjeux de la photographie contemporaine
Pour le séminaire de René Schérer à Paris 8 "Art et vie", Jeudi 9 janvier 2014
1. Naissance de la technique photographique dans la multiplicité de ses enjeux
2. Problématiques de l’image de guerre et extension du pouvoir de la presse
3. L’image-choc comme surconstruction du photojournalisme
4. Les nouvelles configurations du marché et la circularité de la prescription
5. La nécessité de la distance
6. La variabilité des rapports au réel et la documentation du regard
Tenter de décoder les multiples interactions qui nouent les dispositifs photographiques aux dispositifs économiques ne consiste nullement à mettre en évidence une sorte de salissure matérielle subie par une prétendue pureté artistique originelle. Et pas davantage à faire de la photo spécifiquement, par opposition aux autres modalités de production des images, un domaine qui se prêterait plus que d’autres aux compromissions économiques. Mais plutôt à montrer que l’économie est, comme elle l’a toujours été, le véritable nerf de la guerre esthétique, et partant la condition même d’une vie de l’art en général, et de la photographie en particulier.
La question ne sera donc ni de tenter d’extraire l’exigence photographique des réalités économiques qui participent de sa créativité, ni de déplorer l’évidence de ses dégradations : ce n’est pas la photographie qui est dégradée par l’économie, mais les nouvelles modalités économiques qui prennent elles-mêmes des formes dégradantes, affectant tous les champs de la socialité, et pas seulement le domaine esthétique. Zygmunt Bauman, forgeant le concept de « vie liquide », a montré comment la financiarisation contemporaine de l’économie, par la fluidité même de ses circuits, conduit à une véritable liquidation de l’espace public. Liquidation qui s’applique évidemment aussi aux multiples formes de l’art soumises aux lois du marché. Et la photographie, par l’effet même de sa reproductibilité technique, dans le monde informatique en particulier, y est exposée plus que toute autre.
Il s’agira donc bien plutôt d’interpréter quelques types de relations complexes qui se nouent entre la photo et les milieux financiers, dont le marché de l’art n’est que l’une des modalités. Et de voir que si ces relations ont bien des effets politiques au sens dominant ou, selon l’expression de Rancière, policier du terme, créant une véritable homogénéisation des formes photographiques, il n’en existe pas moins une exigence photographique qui, politique au sens revendicatif du terme, peut créer un véritable espace de visibilité.
1. Naissance de la photographie dans la multiplicité de ses enjeux
Il faudra d’abord pour cela reconnaître la multiplicité des enjeux originels de la photographie, dans son rapport à l’espace social, au moment où elle construit manifestement de nouvelles visibilités, et donc de nouvelles formes de rapport au monde, à son émergence à la fin de la première moitié du XIXème siècle. Le télescope, comme instrument technique de visibilité, a changé la donne des représentations de l’ordre cosmique autour du XVIème siècle, comme le microscope changera la donne des représentations de l’ordre biologique à la fin du XVIIème. Or ce que permet la photographie n’est pas de voir, par la direction instantanée du regard qui nécessite un renouvellement incessant, mais de fixer l’image pour l’offrir en permanence au regard. Et du point de vue scientifique, ce changement de paradigme est décisif. L’objet photographique ouvre au regard scientifique une infinité de possibles, tant dans le domaine de l’astrophysique que dans celui des sciences. La dimension indicielle de l’image prend ici sa valeur maximale : celle d’une pérennisation du savoir fixé dans la photographie. Et cette valeur scientifique est aussi bien évidemment une valeur économique : elle requiert autant d’investissements financiers qu’elle ouvre d’espaces de pouvoir sur la nature.
Mais l’espace de pouvoir ouvert par la photographie n’est pas seulement scientifique. C’est aussi un espace de pouvoir policier : fixer l’image du visage comme on fixe la cartographie du ciel sera à l’origine des reconfigurations biopolitiques de l’espace social. Reconnaître les traits, mesurer, comparer, induire de la configuration des formes visibles celle des structures invisibles du crâne et du cerveau, rapporter ces structures à des indices comportementaux et en déduire des anticipations sur les gestes, les actes, les attitudes. La photographie va lier indissolublement les processus de socialisation à des processus inquisitoriaux d’investigation : photographie policière, photographie d’identité, constitueront les moyens technologiques fondamentaux du repérage et du contrôle, sous l’instigation en particulier de Bertillon. Comme ils constituent toujours le matériau de référence des avis de recherche.
Par ailleurs, indépendamment de ses usages scientifiques et policiers, la photographie investit un espace semi-privé dont elle contribue à accentuer l’indifférenciation : un espace privé devenant public par la saisie même de l’image. Là se posent des problématique esthétiques du type de celles qui peuvent se poser en peinture : choisir l’angle, cadrer, mettre en lumière, laisser dans l’ombre, construire l’image comme document autant que comme monument. L’espace de la famille bourgeoise y devient un espace d’exhibition et de monstration du même type que celui des familles royales. Là où n’existent pas les moyens de rétribuer un peintre, le photographe fera office d’archiviste de l’histoire familiale, de portraitiste de ses protagonistes, en groupe ou séparément. Ainsi s’ouvre un marché de la photographie comme médiatrice du théâtre de la vie privée, de la mise en scène de ses hiérarchies, dans l’anticipation des photos-souvenirs de la vie familiale dont Bourdieu fera un paradigme en publiant en 1965 Un Art moyen.
Dans le même temps, de manière parfaitement complémentaire, l’exhibition d’un autre territoire, celui de la photographie « coquine » déploie les usages de la pornographie, comme la mise en images d’une vie parallèle à celle de la notabilité familiale. Si un sultan a pu s’offrir les services de Courbet pour peindre une vulve, n’importe quel trouffion pourra se soulager sur un objet similaire, mâle ou femelle, circulant sous le manteau. Et dans ce domaine, ouvertement présenté comme tel ou déguisé, le marché des visibilités a un avenir aussi inépuisable que la pulsion scopique.
L’autre espace qui s’ouvre à la photographie est celui de l’environnement, rural ou urbain, dans ses spécificités locales ou exotiques. Dans tous les cas, le temps long de la pose, supposant la mise en place d’un cadrage minutieux, oblige aussi à une véritable attitude esthétique, proche dans ses origines de la peinture paysagère, et les deux mediums ne cesseront d’interagir l’un sur l’autre, comme le montre à cette époque même l’usage de la photographie chez Courbet ou chez Delacroix.
2. Problématiques de l’image de guerre et extension du pouvoir de la presse
Mais c’est précisément le genre spécifique de l’image de guerre qui va être modifié par l’apparition de la photographie, passant du registre épique des batailles au registre documentaire de leur champ. C’est autour de la politique européenne des Balkans, au milieu du XIXème, que va s’opérer ce tournant, tant les guerres qui s’y livrent autour des constructions de l’Europe sont contemporaines de l’émergence du medium photographique comme nouvelle modalité de captation de l’événement. Des Massacres de Scio, peints par Delacroix en 1824, où même les cadavres des vaincus sont redressés par le mouvement des chevaux vainqueurs, à la bataille de Solférino photographiée par Roger Fenton en 1856, sur laquelle on ne voit qu’un terrain couvert de corps disséminés, il y a le gouffre qui sépare l’image hagiographique de l’image documentaire. Ou, pourrait-on dire, le monument du document. Fenton part avec l’armée anglaise, « embeded » selon une formule largement divulguée ; mais la lourdeur du matériel, la longueur des temps de pose, ne permettent pas de photographier le feu de l’action, et ses images documentent bien plutôt des lieux, des positions et des effets. Un travail qui n’a rien de neutre, mais s’adresse plutôt aux responsables militaires avec lesquels il est embarqué, qu’à un public de spectateurs.
Au début du XXème siècle, entre les deux guerres, la donne va changer, quand les progrès et la diversification de la technique photographique lui permettent de devenir non plus seulement un outil de production des images, mais un véritable instrument de leur diffusion. Cette possibilité va de pair avec l’allègement du matériel photographique, sa dimension de plus en plus compacte. Mais aussi avec une croissance exponentielle des systèmes de presse, liée elle-même au progrès des techniques d’impression et de diffusion. Une économie se met en place, bien évidemment toujours liée à des intentions d’action sur les mentalités. Ce qu’un certain responsable télévisuel de la fin du XXème siècle a rendu célèbre sous l’appellation de « temps de cerveau disponible » commence à occuper l’espace public par le moyen des magazines, pour lesquels la dimension fascinatoire de l’image passe par la multiplication des objets photographiques.
C’est dans les années trente que la profession de photojournaliste commence à s'organiser autour d'agences : Keystone et Associated Presse, Wideworld aux USA ; en France, l'agence Alliance photo (l'ancêtre de Magnum), qui diffuse Robert Capa et Henri Cartier Bresson, l’Agence France Presse et Rapho.
La guerre d’Espagne en particulier sera le lieu focalisant à leurs débuts l’activité de ces agences, fournissant des images à la presse en vue de leur diffusion au public, et Robert Capa en a capté les photos les plus célèbres. Dans Hommage à la Catalogne, paru en 1938, George Orwell dira quel était le rôle véritable de la presse, et de l’imagerie qu’elle véhicule, dans ce processus. Elle avait pour tâche très politique, au sens policier du terme, de masquer la réalité des processus révolutionnaires, dont tout sujet présent à l’époque sur le terrain pouvait être témoin :
Il serait difficile de croire que les anarchistes et les socialistes, qui étaient l’âme et le nerf de la résistance, accomplissaient de tels exploits pour sauvegarder la démocratie capitaliste qui ne représentait rien de plus à leurs yeux, surtout à ceux des anarchistes, qu’un appareil centralisé d’escroquerie ! (…) Ce qui avait lieu en Espagne, en réalité, ce n’était pas simplement une guerre civile, mais le commencement d’une révolution. C’est ce fait-là que la presse anti-fasciste à l’étranger avait pris tout spécialement à tâche de camoufler. (…)
Le monde entier était résolu à empêcher la révolution en Espagne. Notamment le Parti communiste, avec la Russie soviétique derrière lui, s’était jeté de tout son poids à l’encontre de la révolution. (…) Si la République capitaliste prévalait, il n’y aurait pas à craindre pour les investissements étrangers. Et puisqu’il fallait écraser la révolution, cela simplifierait grandement les choses de prétendre qu’il n’y avait pas eu de révolution.
Prétendre qu’il n’y avait pas eu de révolution, c’était en quelque sorte aux yeux d’Orwell un processus négationniste dont la photo de presse était un des agents, tout simplement parce que l’image de guerre, focalisée sur les représentations du combat que le progrès technique permet de saisir, ne dit rien du contexte politique du conflit. Mais aussi, au final, parce que, pour le spectateur, et par la manière même dont elle est saisie, elle opère une projection non pas sur l’objet photographié, mais sur le photographe comme véritable héros de l’événement dont il n’est pas acteur. Quand le photographe américain Eugen Smith raménera les photos de Minamata, village de pêcheurs japonais intoxiqué au mercure par une usine pétrochimique, accompagnées d’un texte d’Eileen Mioko dénonçant les procédés et faisant le récit des luttes juridiques des pêcheurs, le magazine Life éliminera le texte, sélectionnera les onze photos les moins signifiantes politiquement et les plus frappantes visuellement, et publiera en couverture, en 1971, … un portrait du photographe en héros.
Sans cesse, la grande presse magazine comme medium dominant opère les effets de manipulation dont l’image photographique, par sa dimension indicielle, produit l’attestation. Une vérité s’invente, qui prend, par la pregnance des organes de presse, le sens massifiant d’un consensus.
3. L’image-choc comme surconstruction du photojournalisme
Dans Mythologies, paru en 1957, Roland Barthes fera l’analyse de ces mutations du regard et du sens que produit la photographie devenue majoritairement liée à la presse-magazine. Il en montre les fonctions essentielles : euphémiser la réalité environnante et surligner l’horreur des réalités lointaines. Créer en quelque sorte une conscience d’être protégé dans un monde surexposé. Et la photographie est le medium, en déplacement constant, de cette assurance sédentaire dont participe la photo de reportage, tant sur le terrain de la guerre qu’elle vise à spectaculariser, que sur celui de la catastrophe nationale qu’elle vise à euphémiser. Ainsi écrit-il, à propos des inondations de 1955, un texte intitulé « Paris n’a pas été inondé », pour mettre en évidence le négationnisme auquel aboutit la photo de presse. La réalité des destructions produites par les inondations y est masquée dans la photographie sous les références théologiques à l’Arche de Noé et au sentiment de confiance et de sécurité qu’elle inspire. Les barques semblent glisser sur l’eau dans un paysage édénique, et tout vise à produire l’impression de la réalisation d’un rêve, plutôt que l’indice d’une catastrophe.
Au contraire, lorsqu’il s’agit des guerres lointaines, ce qui est visé est bien de provoquer une impression d’horreur. Il ne s’agit pas de montrer une réalité, mais d’y sélectionner les indices intentionnellement choisis susceptibles de provoquer la répulsion dans le temps même où s’accomplit la pulsion scopique : cela même que Barthes définit comme « l’horreur ». Et dans ce jeu, Barthes met en évidence la position démiurgique autant qu’ambivalente du photoreporter : prétendant donner à voir une vérité, il impose sans échappatoire possible l’émotion qu’il veut susciter :
Il ne suffit pas au photographe de nous signifier l’horreur pour que nous l’éprouvions. (…) Le photographe a presque toujours surconstruit l’horreur qu’il nous propose, ajoutant au fait, par des contrastes ou des rapprochements, le langage intentionnel de l’horreur. (…)
L’horreur n’est pas inventée, mais elle est sursignifiée. Et cette surconstruction est une pure fabrication technique, que l’image permet précisément parce que, sollicitant exclusivement la vue, elle fait abstraction de tous les autres sens. Dans la réalité de la guerre, l’horreur est perçue par l’odorat bien avant d’être vue : celle des excréments, des charniers, de ce que décrit Orwell d’une réalité vécue de la guerre dans Hommage à la Catalogne :
Nous étions à présent à proximité du front, assez près pour sentir l’odeur caractéristique de la guerre : d’après mon expérience personnelle, une odeur d’excréments et de denrées avariées.
Partout, dans les granges puantes et pleines de vents coulis des fermes où l’on nous logeait, dans l’obscurité étouffante des abris souterrains, derrière le parapet pendant les heures glaciales au milieu de la nuit, le débat au sujet des « lignes » contradictoires des partis se poursuivait sans fin.
La photo de presse n’a donc pas seulement pour fonction de masquer les vrais enjeux politiques de la guerre ; mais, plus encore, de surligner corrélativement l’effet du réalisme et celui de l’effroi. Elle donne à croire au spectateur que ce qu’il voit est l’exact eidolon, le parfait simulacre, l’équivalent sans médiation de la réalité du terrain. Le photographe serait ce parfait transmetteur de la vérité objective, et en cela un médiateur effacé devant son sujet, qui donnerait au spectateur la sensation d’y avoir été.
Mais dans le même temps, les effets de surlignage de l’horreur conduisent le spectateur à identifier sa position de regardeur à celle du capteur, à cadrer son émotion dans les limites mêmes du cadrage photographique, totalement contraint et conduit non par la réalité perçue, mais par l’intention de celui qui la lui transmet, dans un geste intégralement contraint par ses codes :
On a frémi pour nous, on a réfléchi pour nous, on a jugé pour nous ; le photographe ne nous a rien laissé, qu’un simple droit d’acquiescement intellectuel : nous ne sommes liés à ces images que par un intérêt technique ; chargées de surindication par l’artiste lui-même, elles n’ont pour nous aucune histoire, nous ne pouvons plus inventer notre propre accueil à cette nourriture synthétique, déjà parfaitement assimilée par son créateur. (…) Cela ne résonne pas, ne trouble pas, notre accueil se referme trop tôt sur un signe pur ; la lisibilité parfaite de la scène, sa mise en forme, nous dispense de recevoir profondément l’image dans son scandale ; réduite à l’état de pur langage, la photographie ne nous désorganise pas.
La « nourriture synthétique » de l’image photographique ne nourrit précisément pas le spectateur, au sens où elle ne peut pas être assimilée par lui dans les marges de liberté laissées par l’interprétation. Ce que met en évidence le texte de Barthes, c’est la fonction propagandiste de l’image de presse, dans laquelle l’héroïsation émotionnelle du photoreporter se substitue à la documentation des faits dans une univocité du signe. Comme il l’écrit : Réduite à l’état de pur langage, la photographie ne nous désorganise pas. Elle ne nous désorganise pas, c'est-à-dire qu’elle nous fait au contraire rentrer dans l’ordre, épousée le consensus mou de l’horreur conditionnée, au même sens où peut l’être un produit dans un emballage. Les magazines vendent l’information comme un produit intégralement standardisé, destiné à s’accumuler sous le regard sans jamais pouvoir être ingéré. Ils participent bien évidemment, et de façon centrale, de ce que Debord appelle « la société du spectacle », et que Barthes dénonce ici sous le sceau de l’univocité du signe : une symbolique réifiée dont le photoreportage, avec ses codes esthétiques hégémonisants, est le plus sûr vecteur. C’est cet imaginaire-standard de la misère qui, plus tard, dans les années soixante-dix, sera le nerf de la recherche de fonds humanitaire et de son rackett émotionnel sur le grand public.
Le problème n’est pas qu’existe cette machinerie, ou cette modalité esthétique de l’image, née entre les deux guerres avec l’émergence des agences de presse, et devenue florissante avec l’extension de la diffusion des images par les organes de presse. Le problème est plutôt d’une part qu’elle soit devenue hégémonique, aux yeux précisément du grand public auquel elle est destinée, pour représenter ce qu’est la photographie : ce qui produit une véritable déséducation du regard. Le problème est aussi la confusion qu’elle opère entre information et sensation, qui ne peut bien sûr se faire que par la totale négation de la première. L’information confondue avec le désir de sensation ne produit pas une non-information, mais un double processus de désinformation et de désesthétisation : l’impossibilité corrélative d’accéder à une interprétation rigoureuse des événements, et à une évaluation judicieuse des images. Ce qui est tué dans l’œuf par cet usage de la photographie inféodée aux groupes de presse, c’est la possibilité même de ce à quoi appelait Benjamin : « Politiser l’esthétique ».
4. Les nouvelles configurations du marché et la circularité de la prescription
À la période contemporaine, les grands groupes de presse sont en perpétuelle reconfiguration, perturbés et recomposés par les médias télévisuels et l’accès à l’internet. Et le fondateur du portail d’accès Free est sur le point, en France, d’acheter ce magazine passé de l’information politique à sa peopolisation qu’est Le Nouvel Observateur. Dans le moment même où le slogan rebattu de la « liberté de la presse » est contredit par l’omniprésence des signes d’inféodation aux pouvoirs économiques, et par là politiques, dont elle est le lieu.
C’est dans ce contexte d’informatisation de l’information que la photo de presse, jusque là cantonnée à ce secteur, omniprésent mais maintenant relayé sur la toile, intègre massivement les circuits du marché de l’art, qu’elle avait déjà largement pénétrés à la suite de Cartier-Bresson.
Ainsi la photographie, comme pratique esthétique, est-elle saisie entre les modèles picturaux qui sont ceux du marché de l’art, et qui ont conduit en particulier à une augmentation des formats, et les modèles journalistiques qui sont ceux du photoreportage lié à la presse magazine. Celle-ci intégrant aussi les standards de la photo de mode comme argumentaire publicitaire, et de la photo « de charme » comme prolongement du marché pornographique.
L’économie journalistique de la photographie vient ainsi croiser l’économie dela collection d’art. Mais ni l’une ni l’autre ne peuvent revendiquer une autonomie à l’égard du marché. Raymonde Moulin, sociologue et économiste, l’écrit dans Le Marché de l’art. Mondialisation et nouvelles technologies :
Acteurs culturels par excellence, les conservateurs, de concert avec les critiques et les marchands, découvrent des talents, infirment ou confirment des réputations et, sans délai, élaborent un palmarès des valeurs esthétiques. Définissant ainsi l’offre artistique, ils interviennent en tant que prescripteurs : ils forment et informent la demande - demande dont ils constituent eux-mêmes un segment déterminant. Les investissements accrus des pouvoirs publics en matière d’art contemporain, particulièrement en France, ont singulièrement augmenté l’influence des responsables institutionnels. Se situant à l’articulation de deux univers, esthétique et économique, ils ont la possibilité d’intervenir sur toutes les dimensions de la réputation de l’artiste et de la valeur de l’oeuvre.
Et la sociologue Nathalie Heinich montre les effets pervers de cette circularité du marché de l’art :
Fuite en avant des artistes condamnés à la transgression perpétuelle au nom de la subversion artistique, démission des institutions se refusant à jouer leur rôle normatif au nom de l’ouverture à la modernité, désarroi des amateurs d’art ne sachant plus ni quoi ni comment admirer, révolte impuissante des citoyens démunis des critères au nom desquels la collectivité agit en leur nom : c’est d’une vraie pathologie que souffre le corps social de l’art contemporain.
Cette pathologie est particulièrement présente à l’égard de la photographie. Marie-José Mondzain, philosophe, tente de reposer la question à partir du sens pris par le mot « économie » dans les querelles théologiques de l’époque byzantine, à propos de la question de l’image. Et elle montre comment, dans les luttes de pouvoir du IXème siècle autour de la polémique iconoclaste, la question de la circulation des images constitue un véritable enjeu de régulation idéologique de l’environnement social. Elle construit un rapport à la vérité et une puissance d’appropriation de l’espace politique :
13. Car telle est l’ambivalence de la question posée par les termes d’ « eikon » et d’ « oikonomia » : question de l’image naturelle et destin de l’image artificielle.
15. L’image est invisible, l’icône est visible. L’économie fut le concept de leur vivante articulation. L’image est mystère, l’icône est énigme. L’économie fut le concept de leur relation et de leur intimité. L’image est éternelle similitude, l’icône est temporelle ressemblance. L’économie fut le concept de la transfiguration de l’histoire.
16. Comment un mot aux résonances d’abord administratives et juridiques, et destiné à la bonne gestion du monde réel, pouvait-il sans discontinuité et sans contradiction concerner le mystère de la Trinité, celui de l’incarnation et de la rédemption ?
29. Il y a donc plusieurs questions à examiner :
- Comment la doctrine de l’incarnation et celle de l’icône ne sont qu’une seule et même chose, identité que subsume le concept d’oikonomia.
- Comment la question de l’appropriation du pouvoir temporel s’est jouée à travers l’interprétation d’un concept qui, officiellement, n’aurait dû avoir qu’une vocation spirituelle.
Et elle ajoute en 2003 dans Le Commerce des regards :
Ce partage des regards concerne toutes les figures de l’altérité, depuis l’intimité d’une relation duelle jusqu’à la communauté la plus vaste. Quelque chose de la notion même d’humanité est en jeu dans le partage du visible. Il n’est pour s’en convaincre que de constater que tout impérialisme planétaire se caractérise désormais par la maîtrise d’un monopole iconique.
Mondzain emploie ici le terme de « partage du visible » dans le sens invers de celui que donne Rancière au « partage du sensible » : Là où Rancière entend le partage comme partition, et processus de discrimination à l’encontre des « sans-part » qui seront conduits à revendiquer l’espace esthétique et politique qui leur est refusé, Mondzain, entend au contraire le mot partage en son sens de mise en commun, et fait du commerce des regards la possibilité d’une circulation du collectif.
Le « monopole iconique » fait précisément obstacle à ce qui permet un authentique regard photographique : la distance, qui organise le refus des confusions.
5. La nécessité de la distance
Mise au point, grand angle, profondeur de champ, focale, zoom, une large partie du vocabulaire technique de la prise de vue repose sur la notion de distance, et sur les mesures de sa régulation. Mais celle-ci est déjà au cœur de l'activité même de perception, et pas seulement dans le champ de la vue. Elle est enfin, et plus encore, déterminante pour toute forme de relation. Si on la saisit par ailleurs dans son sens le plus originel, la prise de distance est la condition première de toute existence, celle qui sépare le nouveau-né de la matrice. C'est par elle que la vie se fait différence, dans un mouvement de séparation à l'égard de l'origine. Ainsi ce qui permet d'exister, ce qui permet de percevoir et ce qui permet de produire sont-ils déterminés par la même condition : celle d'un éloignement qui opère à la fois comme séparation et comme médiation.
Ce qu'il nous faut interroger ici est le paradoxe qui fait de cet écart la condition même de l'émotion esthétique. Et qui, dans la photographie précisément, conditionne la puissance de l'image à sa déréalisation.Ce qui donc, dans les conditions les plus naturelles, est soit une condition d'accès à l'existence, soit une condition d'accès à la perception, devient d'abord, dans un contexte technologique, l'objet d'une mesure et d'une régulation : la technique met en œuvre comme dispositif ce que la nature impose comme disposition.
Mais le réglage opéré ici n'a pas vocation à reproduire l'objet de la perception : l'opérateur ne photographie pas ce qu'il voit, mais ce qu'il veut montrer. Il anticipe sur une image que lui-même ne perçoit pas dans le moment où il tente de la capter, et la distance physique qu'il met entre lui et son objet se distingue radicalement de la distance technique qu'il va produire par les réglages de son appareil.
Le calcul de la mise au point qui sélectionne le plan de netteté, celui de la profondeur de champ qui désigne la distance à l'intérieur de laquelle tout doit apparaître distinctement, relèvent d'une projection sur l'image à venir qui signifie sa production. La distance temporelle qui sépare la prise de vue de la production de l'image fait suite à la distance qui sépare la perception de l'objet de sa captation, et doit anticiper sur la manipulation dont elle fera l'objet au moment du développement et du tirage : ceux-ci déterminent, de façon décisive, la phase finale du travail de production.
Ces manipulations sont autant de successives distanciations, qui font de l'image photographique ce que Léonard de Vinci désignait déjà dans l'image picturale comme "cosa mentale" : une abstraction intellectuelle qui requiert autant de savoir théorique que de savoir-faire technique. Et ce qui sépare à cet égard la peinture de la photographie n'est rien d'autre que ce qui sépare l'outil de la machine : là où le matériel du peintre prolonge ses membres, celui du photographe se substitue à ses fonctions. Ce n'est plus l'œil qui accommode, mais l'appareil. Et la fonction d'accommodation détermine un mode de captation du réel dont le résultat n'est pas immédiatement perçu, mais mis à distance par le temps même des manipulations qui vont suivre. Car l'appareil ne perçoit pas, il enregistre. Et cette fonction d'enregistrement produit la capitalisation d'une image virtuelle qui ne deviendra réelle que par la perception d'un sujet.
A tous ces égards, la différence du dispositif argentique au dispositif numérique n'est pas si déterminante. En termes de production de l'image, ce n'est pas une différence de nature, même si elle peut le devenir en terme de résultat esthétique. En revanche, ce qui sépare le producteur d'image picturale du producteur d'image photographique à partir de l'opposition entre outil et instrument, c'est la distance à l'égard de l'image elle-même. Pour le photographe, l'image n'est jamais intégralement maîtrisée par le savoir-faire, et son pouvoir s'accroît en quelque sorte du mystère de sa révélation.
Il y a toujours pour son auteur un effet de surprise, une dimension imprédictible de l'image photographique, qui est la distance qu'elle établit entre l'origine d'une perception et d'une conception, et la finalité d'une production. Ainsi, l'élaboration la plus technologique apparaît en même temps comme la plus magique.
Mais en même temps, de cette magie-là, les effets apparaissent comme intégralement réglés, maîtrisés par le geste technologique, qui ne constitue le sujet en artiste que par la multiplicité des distances qu'il établit avec son objet. Régler, c'est donc décider de l'usage de la distance, et affirmer ainsi à la fois une maîtrise du rapport de l'image à la perception, et un contrôle de sa propre sensibilité.
Ces multiples distanciations ont manifestement le même effet que Brecht attribuait à ce terme dans le domaine théâtral : celui d'un contrôle de la représentation qui relie son résultat esthétique à un effet de dépathologisation. C'est parce que la sensation spontanément véhiculée par la perception est mise à distance, qu'elle perd sa qualification purement organique et quasi-végétative, pour accéder à un statut esthétique. Dans Mère Courage et ses enfants, Brecht, dans l'immédiate après-guerre, représentait les dévastations de la Guerre de Trente ans dans le XVIIème siècle allemand, sous la forme de saynettes brèves, ironiques, scandées, rythmées et dépathétisées, mises à distance à trois niveaux différents : celui du texte, celui de la scénographie et celui du jeu des acteurs.
Or c'est précisément de cette mise à distance du pathos que surgit, d'une guerre à l'autre, un universel de la révolte et de l'émotion, ce qui définit à ses yeux-mêmes une conscience politique. Pas de hurlement et de vision de massacre, mais seulement le réglage minutieux d'un enchaînement de scènes, dans l'écart desquelles peut s'insinuer la distance critique du spectateur, et par lesquelles le contraste entre la violence des situations et l'ironie du texte fait surgir une qualité d'émotion sans effusion.Elle détermine ainsi non la passivité d'un apitoiement, mais l'activité critique d'un refus. Car si le verbe grec "krinein" désigne la faculté de séparer et de dissocier, c'est dans la mesure même où la position critique ne peut que rendre corrélative la reconnaissance des différences et celle de la distance.
Une œuvre qui nous met à distance d'elle-même est une œuvre qui nous tient en respect, au sens le plus menaçant qu'on puisse donner à ce terme. Mais par ce respect même, elle nous protège de la passivité et peut ainsi faire place au regard. La force de l'œuvre peut être ainsi davantage dans sa menace que dans sa séduction.
6. La variabilité des rapports au réel et la documentation du regard
Art Press, dans son numéro 251 de novembre 1999, faisait paraître un dossier sur la photographie. Dans l’article intitulé “Des images en mercure liquide”, Pascal Convert y présentait avec justesse la “mutabilité esthétique” dont témoignent les images d’actualité traitant des crises contemporaines. Il montrait que leur plasticité les rend ininterprétables. Parce qu’elles sont polymorphes (indifféremment technologiques ou compassionnelles), elles plongent le spectateur dans un flux indifférencié qui le prive en définitive de l’intelligibilité des faits en déstabilisant leur représentation.
Or ce qu’il nomme “crise du référent” semble bien avoir contaminé le discours sur le référent: à l’indifférenciation des images répond une véritable indifférenciation du langage. Elle caractérise, à différents niveaux, l’ensemble des textes qui constituent ce dossier, manifestant une sorte d’autorité paradoxale du double langage.
Artaud proposait d’ « en finir avec le jugement de Dieu ». Est-ce une raison pour en finir aussi avec le jugement tout court ? L’ambivalence inaperçue porte ici sur la définition d’une notion centrale pour la question photographique: celle de réalité. Et cinq définitions de ce concept, doivent être distinguées :
-un réel ontologique, tel qu’il définit la vérité des choses au-delà de toute apparence sensible,
-un réel phénoménal, le monde tel qu’il apparaît à toute perception humaine,
-un réel éprouvé, tel qu’il se constitue en affects et émotions particulières chez chacun d’entre nous,
-un réel culturel, tel qu’il s’impose à tous les membres d’une communauté comme organisation sociale du lieu et du temps,
-un réel médiatique, tel qu’il impose sur le réel culturel une surimpression de manipulations intentionnelles.
Face à cette multiplicité des « réels », la fiction peut relever alors :
-de l’intention ontologique, prétendant capter une essence des choses derrière leur simple apparence,
-de l’intention médiatique, cherchant à produire la « norme de l’image dominante » (expression tirée de l’éditorial) par des manipulations mensongères,
-de l’intention documentaire elle-même, en tant qu’elle ne se constitue qu’en réorganisant des données qui cessent par là d’être brutes (le réel phénoménal),
-soit selon un réel éprouvé (donc porteur d’émotion),
-soit selon un réel culturel (donc porteur de présupposés).
Selon que la fiction se définit comme une illusion (ontologique ou documentaire) ou comme un mensonge (médiatique), elle jette le doute sur notre représentation perceptive du monde, ou sur la manière dont cette représentation s’institutionnalise dans des codes collectifs.
Or si la photographie peut efficacement dénoncer les fictions mises en scène par l’institution (comme le fait le travail de Sekula ou celui de Lewis Baltz), elle ne peut rien face à celles qui sont liées à notre représentation perceptive du monde. Ce qu’elle peut contre le mensonge, elle ne le peut pas contre l’illusion, dont elle n’est qu’un medium. En ce sens, si elle peut choisir de s’affirmer contre les pouvoirs, c’est précisément en renonçant à la « représentation du réel » au profit d’une documentation du regard.
Les ambivalences de l’acte photographique face au réel sont ici corrélatives du discours sur la photographie face à la réalité photographique. Mais si la photographie est toujours un jugement porté sur un réel, il semble que les discours ne parviennent pas, ici, à porter un jugement sur la réalité photographique. Il semble que la faculté de juger, qui est d’abord faculté de distinguer, laisse place ici à l’indistinction, à un brouillage du langage face à l’image. Une impuissance à décider, mais aussi, de ce fait, une impuissance à s’orienter.
Or le discours sur l’image n’est pas seulement un commentaire, il est aussi nécessaire à un projet. Il est nécessaire au producteur d’images pour regarder son propre travail et l’inscrire dans la dimension collective, c’est à dire aussi historique, d’un regard commun.
Les critiques portent souvent un regard méfiant sur les « nouvelles technologies de production et de traitement de l’image », sur « l’institution culturelle », les « médias numériques » et les « tripatouillages électroniques », « l’ère de la dématérialisation » ou celle du « soupçon ». Mais il apparaît que, si cette position défensive fait l’objet d’une unanimité, elle n’impose aucune position offensive, pas même des propositions antagonistes, mais au contraire une véritable désorientation, dont le double langage n’est rien d’autre que l’expression formelle.
Cette attitude semble vouer la photographie contemporaine à une alternative impossible : soit une soumission aux « normes de l’image dominante », soit un combat d’arrière garde mené sans boussole contre un ennemi déjà jugé dominant sans être jamais nommément désigné (imagerie numérique ou médias télévisuels comme représentants à la fois d’un dévoiement du rapport à l’image et d’une puissance de soumission politique), à la manière d’un Moloch dévorateur, inaccessible et tout-puissant.
Bien des réalités de la photographie contemporaine, y compris dans ses recherches sur l’image numérique, nous disent au contraire que cette alternative est inacceptable. Qu’il y a place pour une activité photographique à la fois singulière et consciente non pas seulement de son inscription passive, mais de son intervention dans l’histoire des hommes, du pouvoir qu’elle a de leur ouvrir les yeux. Il y a place aussi pour un discours sur la photographie qui reconnaisse cette position et la définisse en termes de projet. Il y a dans l’intention photographique elle-même une radicalité à l’oeuvre, dont les sujets, les méthodes, les instruments et les perspectives multiples témoignent d’une volonté commune : celle de ne pas en finir avec le jugement des hommes.
© Christiane Vollaire