Une philosophie de terrain : un livre



Projet de livre pour les éditions Créaphis – Juin 2016
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La locution « philosophie de terrain » semble de prime abord un oxymore, tant le terrain caractérise cette part des sciences humaines qui se distingue précisément de la philosophie, comme les « sciences expérimentales » sont supposées se distinguer de la « science pure » que constitueraient les mathématiques.
Et cependant, la tradition philosophique elle-même, y compris dans les représentants majeurs de ses courants « idéalistes », ne cesse de s’inquiéter de sa relation à l’empirique, de ses effets sur le monde autant que de la manière dont le réel bouscule ses présupposés.

L’empirisme épicurien est fondateur pour la pensée de Marx, comme le monisme spinoziste construit son propre rapport au politique. Diderot trouve dans les récits de voyage la matière de son anthropologie, comme Tocqueville investit le terrain américain pour y puiser ses concepts. Et la fondation des sciences humaines, du XIXème au XXème siècle, se fera par des auteurs issus de la philosophie : Durkheim, Bourdieu, Levi-Strauss inscrivent leur travail sociologique ou anthropologique dans une relation déceptive à la discipline philosophique dont ils sont issus, par un rapport fondateur au terrain.
Arendt ne tire sa conceptualisation de la figure des « sans-droit » que de sa propre expérience de l’exil. Foucault tentera de produire ce qu’il appelle un « reportage d’idées » en allant sur le terrain iranien. Et Robert Linhart, dans son expérience du travail en usine pour L’Établi comme dans son enquête auprès des ouvriers agricoles au Brésil pour Le Sucre et la faim, reprend sous une autre forme la démarche de Simone Weil tentant d’assumer un vécu de la condition ouvrière ou partant interroger les mouvements sociaux dans l’Allemagne de 1933.

Les années deux mille nous paraissent propices à réinterroger ce rapport au terrain, à se le réapproprier d’une autre manière, à questionner ses méthodes, ses projets et les pistes qu’il ouvre à une philosophie politique contemporaine soucieuse de réaffirmer l’opposition radicale établie par Gramsci entre intellectuel organique et intellectuel critique. Et en ce sens, se refuser à être un organe du pouvoir conduira immanquablement à utiliser le travail de terrain comme fer de lance critique.
Mais cette critique devra porter aussi sur la partition sociale qui autorise la position philosophique elle-même : celle qui, dissociant le travail intellectuel du travail « manuel » ou technique, semble accorder au premier non seulement une préséance hiérarchique, mais plus encore un monopole de la pensée. Et cette partition ne concerne pas seulement la philosophie, pour laquelle la question du terrain n’avait jusqu’ici pas été posée de façon centrale, mais l’ensemble des sciences humaines, pour lesquelles le terrain posé comme objet conduit à considérer la pratique de l’entretien davantage comme matériau d’investigation que comme réciprocité de la réflexion.

Le concept d’une philosophie de terrain nous conduit donc nécessairement à penser une politique de l’entretien, c'est-à-dire une considération de celui-ci non pas comme témoignage, mais comme prise en compte d’une expérience spécifique de pensée. Et dès lors, la conduite de l’entretien elle-même, dans la mesure où elle vise plutôt à susciter la réflexivité qu’à produire un témoignage brut ou un aveu de vérité, échappera aux contraintes du protocole. Dans le travail finalisé, les textes des entretiens n’auront pas le statut d’annexes, mais celui de référents du discours au même titre que des citations d’auteurs : ils participent de la construction des concepts. La distance établie par la philosophie ne peut pas être un hors-sol.
Organisation de l’ouvrage

Une première partie
posera les fondements de ce travail de philosophie de terrain à partir des points suivants :

- une définition du terrain dans ses occurrences scientifiques et militaires,

- un rapport de la tradition philosophique occidentale à l’empirisme,

- ce qui se noue entre sciences humaines et philosophie à partir du XXème siècle

- dans la question de l’observation participante
- dans la quête d’une position politique, obligeant à penser le concept de position
- dans les spécificités d’une position philosophique qu’on engage dans le terrain.

Une deuxième partie
présentera les éléments de ce travail de philosophie de terrain dans les expériences qu’on en a faites :

- en Pologne en 2008, autour des problématiques migratoires

- en Égypte en 2011, autour des mouvements de revendication

- au Chili en 2012, autour d’une critique des politiques mémorielles et de l’habitat

- en Turquie en 2013, autour des protestations liées à la politique urbaine

- en Bulgarie en 2014, autour des immolations et des grandes manifestations de 2013

- en France en 2016, autour des camps de réfugiés du Nord de la France.

Une troisième partie
montrera ses articulations possibles avec un travail de photographie documentaire, permettant de penser à travers elle une relation de l’esthétique au politique.

L’organisation
- sur le terrain d’abord,
- puis dans le montage du travail,
de la collaboration avec le photographe Philippe Bazin en donnera les exemples.

Elle permet aussi de formaliser la relation du texte à l’image, en refusant corrélativement
- les standards de l’illustration qui réduisent l’image à devenir un simple auxiliaire du texte, ou un mode attractif de sensibilisation grossière
- les écueils de la légende, qui réduisent le texte à devenir une simple explicitation de l’image, un fournisseur de données en vue de cibler son interprétation.