À Stains, philo, écriture, théâtre et photo
Chapitre pour le livre collectif coordonné par Choukri Ben Ayed et Philippe Joutard
Grande pauvreté, inégalités sociales et école : Sortir de la fatalité
À paraître chez Berger-Levreault en 2021
Chapitre pour le livre collectif coordonné par Choukri Ben Ayed et Philippe Joutard
Grande pauvreté, inégalités sociales et école : Sortir de la fatalité
À paraître chez Berger-Levreault en 2021
À Stains, dans le 93, durant toute l’année 2019, s’est déployée l’incroyable activité issue de l’initiative d’un groupe d’une vingtaine de femmes, autour de la préparation des États Généraux de l’Éducation (EGE) dans les quartiers populaires. Fédérées autour de Zouina Meddour, travailleuse sociale et militante, puis soutenues dans l’analyse par l’intervention de Christiane Vollaire (philosophe) et de Philippe Bazin (photographe), elles ont enfin été guidées par Marina Da Silva, journaliste, qui leur a permis d’organiser la mise en texte de leurs paroles pour le théâtre. Elles ont ainsi pu, avec la complicité de Marjorie Nakache et Xavier Marcheschi, qui dirigent le Théâtre Studio de Stains, préparer en un temps record et présenter au public des EGE une véritable pièce chorale orchestrant, de la manière la plus vibrante, les critiques et les revendications issues de leur réflexion, sur les dysfonctionnements de l’Éducation nationale dans les quartiers populaires. Dans le même temps, elles avaient réussi à organiser une caravane dans les quartiers pour faire connaître leur sujet, à contacter des intervenants pour les débats, à communiquer dans la presse et par vidéo.
Zouina, Christiane et Marina rendent compte ici, à tour de rôle, de cette expérience sur une année.
I. Un processus de longue haleine : le regard de Zouina
A l’origine du projet, deux démarches. La première est celle des habitantes du quartier du Petit Bard de Montpellier mobilisées depuis 2015 sur les questions d’éducation. Elles réclament l’arrêt de la ghettoïsation des quartiers, l’application d’une réelle mixité, l’obtention de moyens, l’égalité et la fin des traitements discriminatoires. C’est ainsi qu’elles organiseront en mars 2017 à Montpellier, les premiers états généraux de l’éducation dans les quartiers populaires (EGE) :
«Nous voulons que les institutions entendent nos revendications et dire de façon pacifique que nous n’acceptons plus cette situation et que nous voulons que cela change pour l’intérêt et l’avenir de nos enfants, et enfin que les valeurs d’égalité s’appliquent aussi dans nos quartiers. Nous attendons des représentants de la République qu’ils démontrent vraiment leur volonté politique d’agir pour les valeurs républicaines et la mixité sociale et ethnique ».
J’y serai conviée, intervenant à une table ronde, en raison de mes engagements militants et associatifs de longue date sur ces deux questions essentielles pour moi : l’engagement et la participation des habitants, en particulier ceux des quartiers populaires.
La seconde démarche est celle du maire de Stains Azzedine Taibi, engageant, avec d’autres maires de Seine-Saint-Denis, un recours contre l’Etat en 2018, pour rupture d’égalité. Directrice du pôle vie sociale pour la Ville, j’ai proposé à la maison des parents ainsi qu’aux maisons pour tous, d’informer et mobiliser les parents afin de participer aux 2èmes EGE se déroulant à Créteil les 7 et 8 avril 2018. La thématique définie était : « quelles actions mener pour lutter contre les ségrégations et pour rendre l’école plus égalitaire dans les quartiers populaires ? »
Mon idée à ce moment-là : permettre la rencontre avec des collectifs d’habitantes et impulser sur le territoire, autour de ces enjeux, une dynamique co-construite avec elles. Accompagner et soutenir une démarche laissant les premiers concernés être de véritables acteurs et décideurs. Une vingtaine de femmes répondront à l’invitation. Intimidées au départ, elles finissent par entrer dans le jeu, prendre la parole, témoigner de leur vécu, interroger les intervenants à la tribune. Puis viendra l’annonce de Najat Bentiri « les 3èmes EGE auront lieu à Stains l’année prochaine. ». Le flambeau était transmis, ne restait plus qu’à définir les contours de ce nouveau challenge pour les équipes et habitantes présentes.
En décembre 2018, une rencontre nationale des différents collectifs est organisée au Petit Bard à Montpellier. Une délégation stanoise composée de 12 femmes s’y rend et participe au lancement officiel des 3èmes EGE.
Au même moment, le maire de Stains organisait une conférence de presse annonçant son intention de déposer un recours contre l’Etat en raison du traitement inégalitaire que subit le département de la Seine-Saint-Denis. Le rapport parlementaire publié fin mai 2018 , s'était alarmé de mesures "inégalitaires" et "inadaptées" dans ce département qui a le plus faible niveau de vie. École, justice, police, le constat dressé était partout le même : malgré les plans gouvernementaux successifs, la Seine-Saint-Denis reste sous-dotée comparée aux autres départements de France. « Le moins bien doté des établissements parisiens est mieux doté que le plus doté des établissements de la Seine-Saint-Denis ». 58 % des écoliers et 62 % des collégiens de ce département sont en zone « «prioritaire ». La moitié des postes de médecine scolaire sont vacants (36 % sur l'académie de Créteil). En dépit des postes créés depuis cinq ans, la continuité de l'enseignement n'est toujours pas assurée dans le 93, en raison de l'inefficacité du dispositif de remplacement des absences de courte durée ...
C’est dans ce contexte global que s’organise petit à petit la mobilisation du groupe de Stains, et contrairement aux autres collectifs, le groupe de femmes bénéfice d’un soutien fort du maire, qui a fait de la participation des habitants et de l’éducation populaire un axe prioritaire de son mandat. Des équipes et des ressources sont mises au service du projet.
En février 2019, nous accueillons sur Stains les collectifs de Montpellier et du Blanc-Mesnil, l’objectif étant de faire plus ample connaissance, prendre le temps de se raconter, comprendre les enjeux et la démarche, les motivations de chacun.
Puis en mars 2019, a lieu la première rencontre des collectifs organisateurs . Une quarantaine de personnes – très majoritairement des femmes – ont planché, réparties en quatre groupes sur différentes thématiques : les objectifs, la date, le contenu, la forme, l’appel, l’organisation, les modes de décisions (local et national), les ressources financières et matérielles nécessaires, les partenariats. Tous les collectifs s’accordent sur les modalités de travail en commun, ils délèguent au groupe de Stains la réflexion sur la forme que prendront les EGE. Ils décident d’un rendez-vous tous les deux mois afin de faire le point sur l’avancement de chacun. Un appel sera rédigé, qui lancera la communication et la mobilisation : « Nos enfants ne pas sont dangereux, ils sont en danger ».
À Stains, le groupe se réunit au départ tous les quinze jours, puis au fur et à mesure les rendez-vous se font plus nombreux avec, chaque semaine, un point d’étape et d’avancement sur les différentes pistes explorées par les femmes. Elles se répartissent les tâches : informer la population, travailler sur la stratégie de mobilisation, imaginer le contenu des deux jours, diffuser l’appel, recueillir d’autres point de vue, rechercher des partenariats, s’informer sur l’état de la question en croisant les regards.
Ainsi se mettent en place différents ateliers ; notamment l’atelier juridique, animé par les juristes de la maison du droit sollicités pour vulgariser le rapport des parlementaires afin de le rendre accessible. Les informations découvertes les choquent. Elles viennent confirmer, chiffres à l’appui, ce que les habitantes ressentent et dénoncent depuis des années. Elles décident de diffuser ce rapport et travaillent sur la création d’un quizz. Ce moyen ludique leur permettra de rendre compte de la situation, elles l’utiliseront pour aborder le sujet avec les habitants, sur chaque événement qu’elles organisent sur la ville.
Au-delà des services de la ville, j’ai souhaité associer Marina Da Silva, journaliste, qui accompagne depuis plus de 15 ans tous les projets d’écriture que j’ai pu animer, Christiane Vollaire que j’ai découverte grâce à Marina et notamment son concept de philosophie de terrain, ainsi que Philippe Bazin photographe. Il me semblait opportun d’élargir la réflexion du groupe en proposant un atelier philo/image. Créer un espace de débat philosophique pour questionner, confronter, conforter les points de vue des participantes, croiser avec des auteurs ayant réfléchi sur le sujet.
Les femmes sont au rendez-vous, elles participent à l’atelier philo/image. Une nouvelle idée jaillit, écrire un texte en forme de procès contre les dérives et les manquements du système éducatif, qu’elles pourraient interpréter au moment des états généraux. Nous voilà parties sur une nouvelle rencontre en mai avec Marjorie Nakache et Kamel Ouarti du Studio Théâtre. Les femmes exposent leur projet. Au vu des délais très courts, l’équipe du théâtre, très intéressée, propose de les soutenir et les accompagner sur la mise en mots et en espace de leur parole, à la condition qu’elles produisent le texte pour septembre. Sur le coup, la commande leur paraît irréalisable, elles décident d’essayer sans certitude de tenir l’échéance. Mais c’était sans compter sur leur désir de réussir et montrer aux yeux de tous et toutes leur capacité à aller au bout des objectifs qu’elles s’étaient fixés. Tout l’été, elles travailleront sur le texte, tout en organisant la caravane des états généraux qui circulera dans les quartiers de la ville.
En septembre, tout s’accélère, elles déploient une énergie et une mobilisation très impressionnantes, elles sont partout, à tous les postes, travaillent sur leur texte, rencontrent les journalistes, les enseignants, présentent leur projet en bureau municipal, vont aux répétitions théâtre, mobilisent la population, s’invitent dans différents espaces pour populariser leur événement, au Sénat, à la Fête de L’Humanité, sur les plateaux radio, dans les différentes manifestations de la ville, planchent sur le déroulement des deux jours, contactent les intervenants, rédigent une tribune publiée dans Libération .
Elles font preuve d’une énergie débordante, traversées par des tensions et des conflits inhérents à toute démarche collective. Mais elles surmontent chaque épreuve pour atteindre leur but, tenir et animer ces 3èmes EGE les 29 et 30 novembre 2019.
II. Philosophie et photographie à l’épreuve d’une demande : le regard de Christiane
Lorsque nous arrivons, Philippe et moi, à la maison pour tous Yamina Setti de Stains, le 19 février 2019, avec Marina, pour rencontrer le groupe des femmes, coordonné par Zouina, c’est dans l’intention de mener un travail associant philosophie de terrain et photographie documentaire critique. Et il va falloir ajuster nos demandes à celles de nos interlocutrices. Pour nous, il s’agit de connaître ce groupe de femmes, de comprendre ce qui le mobilise, de saisir son contexte et, dans le même temps, de lui faire connaître notre travail et nos objets de réflexion. Pour elles, il s’agit de trouver des outils intellectuels et esthétiques pour penser l’entreprise ambitieuse qu’elles se sont fixée et qu’elles réussiront pleinement, en dépit des difficultés et des tensions qu’elles devront affronter.
L’atmosphère est tout à la fois attentive, curieuse et foisonnante de remarques et de questions. Nos livres circulent, passent de mains en mains. Des échanges nombreux et nourris ont lieu autour de ces travaux. Notre travail sur les Femmes militantes des Balkans, en particulier, suscite de nombreux parallèles avec la question des quartiers populaires, celle de l’engagement et celle de l’exil. Les femmes nous présentent le projet des EGE, et on propose, pour le nourrir, de les faire travailler avec moi sur des textes liés à la question de l’éducation, et avec Philippe sur des photographies qui engagent une éducation à l’esthétique.
La discussion se poursuit sur l’objectif des EGE, le diagnostic de discriminations qui est fait au sein du système éducatif et la manière dont cela est vécu au quotidien par chacune ici, dans la relation à l’école, aux études, à son propre parcours et à celui de ses enfants ou de ses proches, avec des exemples concrets.
Je viens à la séance suivante du 12 mars avec un texte d’Hannah Arendt sur la question de l’autorité, et Philippe avec une photographie de Dorothéa Lange, la « Migrant mother ». Texte et image leur ont été précédemment envoyés.
L’étude du texte, menée ensemble à partir des questions, met en lumière le rapport entre éducation et politique. Mais aussi l’opposition entre autorité et arbitraire ; c'est-à-dire entre une autorité légitime qui permet la transmission et vise à produire de l’égalité, et un autoritarisme qui produit au contraire des rapports de domination. Le texte d’Arendt est mis en relation avec la situation présente. Une phrase en particulier vient susciter l’expérience de chacune :
« La continuité d’une civilisation constituée ne peut être assurée que si les nouveaux venus par naissance sont introduits dans un monde préétabli où ils naissent en étrangers » .
Cette idée que la situation d’être étranger en venant au monde est la condition commune de l’humanité va résonner particulièrement fort et donner à penser ce qu’il y a de commun à toute entreprise d’éducation et à toute condition d’éduqué, comme d’éducateur potentiel. Mais que le sentiment d’être étranger puisse être partagé par tous, « issus » ou non de l’immigration, a donné lieu à de multiples réflexions.
Et une autre :
« Partout où le modèle de l’éducation par l’autorité a été plaqué sur le domaine de la politique, il a servi essentiellement à couvrir une prétention, réelle ou projetée, à la domination et a prétendu éduquer alors qu’en réalité il voulait dominer » .
C’est cette conviction qui anime des femmes conscientes, par leur expérience d’élèves et de parents, que le système éducatif, déjà par bien des aspects sujet à la critique, s’établit de manière particulièrement dysfonctionnelle dans leurs quartiers perçus comme quartiers de relégation, où les failles du système éducatif aggravent ces rapports de domination autant que le sentiment d’abandon.
La photographie de Dorothéa Lange va leur parler autrement, articulant l’esthétique au politique par le contexte de la prise de vue : la grande crise des années trente aux USA, et les paysans déracinés de leurs terres, et conduits ainsi à un exode au sein de leur propre pays. Les questions et remarques portent à la fois sur les conditions de la prise de vue pendant cet exode et sur le devenir de la femme qui est présentée dans l’image. Sur la question aussi de se sentir étranger dans son propre pays.
La combinaison des éléments donnés par Arendt et du commentaire de la photo permet de mettre en évidence la contradiction qui est au cœur de l’entreprise des EGE : reconnaître le système éducatif comme porteur à la fois d’un véritable espoir de reconnaissance et d’appartenance, et comme décevant sans arrêt cet espoir. Et se reconnaître à soi-même le droit de critiquer ses formules égalitaires, parce qu’elles ne se traduisent pas dans les faits. L’idée qui va émerger est ici celle du double langage de l’Éducation nationale, qui permet de mettre un mot précis sur ce clivage éprouvé dans l’expérience de chacune.
Mais c’est à la séance suivante, le 7 mai, que se dessine plus précisément la préparation des EGE, par l’étude d’un texte d’Abdelmalek Sayad tiré de L’École et les enfants de l’immigration (publié au Seuil en 2014). Car il permet précisément de retourner la position de dominé en parlant d’ « instruire le procès de l’Éducation nationale ». Les femmes sont d’accord, mais comment fait-on pour le populariser, et instruire le procès de l’État sous la forme d’une mise en scène, avec des témoins venant chacun à la barre ? La question du double langage, qui a été mise en avant et travaillée à partir d’Arendt lors de la séance précédente, semble très porteuse. Il faut à la fois réfléchir le texte, et faire intervenir des habitants aussi bien comme juges que comme témoins. Bref, comme acteurs de leur propre histoire, et non éternelles victimes d’un système oppressif.
Dans la même période s’ouvre justement, à la Maison Robert Doisneau à Gentilly, notre exposition Qui est NOUS ? Portant sur le travail de Philippe autour des visages et sur notre travail commun autour des Solidarités en Grèce, elle peut donner chair à cette éducation à l’analyse et au regard. Toutes les personnes du groupe de Stains y sont invitées pour une présentation qui leur est destinée, avec une collation organisée sur les lieux. Dans la suite du travail engagé sur l’éducation à l’image, et dans la perspective de la préparation des EGE. Elles y sont presque toutes, et c’est un moment magnifique de les voir arriver ensemble en car, regarder longuement et attentivement les photographies, lire les textes exposés, écouter la présentation et intervenir abondamment pour commenter, questionner, établir des parallèles entre ce travail et celui qu’elles préparent, investir le lieu d’exposition de leur parole forte et de leur présence.
C’est à partir de tous ces moments d’échange et de réflexion commune, que se construiront à la fois l’idée de la pièce de théâtre et les éléments de réflexion pour les débats à venir des EGE. Mais c’est par le travail de Marina qu’ils pourront être formalisés.
III. L’expérience de l’écriture : le regard de Marina
Durant un an, à l’invitation de Zouina, j’avais précédemment mené à la maison pour tous Yamina Setti un atelier d’écriture, et de réflexion à l’image, sur le thème de l’accueil. Il a donné lieu à la publication d’un livret illustré. Ouvert à tous, investis sur chaque séance ou de passage, il a fédéré tout au long de sa réalisation une dizaine de participants réguliers, essentiellement des femmes. La plupart avaient le sentiment « de ne pas savoir écrire » et ont découvert dans cette expérience que ces blocages pouvaient être vite balayés, laissant libre une parole d’autant plus puissante qu’elle était confrontée à un processus collectif d’échange et d’élaboration. Toutes avaient envie de continuer. Je savais cependant que la vie associative à Stains allait vite être rythmée par l’accueil de la troisième édition des EGE, un énorme chantier qui mobiliserait habitants et professionnels. Un certain nombre des participants à l’atelier avaient suivi la deuxième édition des EGE à Créteil, en ayant un point de vue à la fois positif et critique, notamment quant à l’implication des habitants et à la forme qu’elles jugeaient trop académique.
Accueillir les 3èmes EGE dans une ville qui y apporte son soutien, en s’appuyant sur un tissu associatif porteur et des habitants mobilisés, devenait un projet moteur qui allait requérir toutes nos forces.
Depuis un moment déjà, j’avais envie d’aller plus loin dans le processus de réflexion que permet l’écriture, où en tant que journaliste, je ne voulais pas sortir du cadre de « rapporter la parole des habitants ». Et il me semblait que le moment était opportun pour solliciter Christiane, dont l’ouvrage Pour une philosophe de terrain m’avait particulièrement interpellée. Non seulement elle acceptait avec élan, mais elle amenait le photographe Philippe Bazin. Nous aurions donc une démarche associant découverte de la philosophie et éducation à l’image dans la construction des EGE !
Ensuite tout est allé très vite, avec une mobilisation inédite qui n’allait pas sans tensions ni frictions mais où le sens de l’engagement et de la responsabilité a été porté par tous et jusqu’au bout dans un processus qui aura duré plus d’un an.
Dans un premier temps je me suis contentée de suivre, avec un grand intérêt, les étapes de rencontres et d’élaboration des projets et communiqués. Puis le rythme s’est encore accéléré et courant mai je réalise qu’une partie du groupe a contacté le Studio Théâtre de Stains pour « instruire le procès de l’Education nationale » en créant leur propre pièce de théâtre ! Rien que cela… Elles ne sont jamais montées sur les planches et n’ont peur de rien !
En juin, il faudra donc écrire à plusieurs mains, tenir compte de toutes les expériences et témoignages, faire avec la coupure-démobilisation des vacances d’été pour avoir un texte qui tienne la route au… 15 septembre. C’est la condition mise par le Studio théâtre qui accepte le projet avec enthousiasme mais ne peut l’accompagner sans ce prérequis. Autant dire que c’est comme se lancer dans l’ascension du Mont-Blanc en tongues…
Dans un premier temps c’est la forme d’une mise en accusation du système scolaire avec témoins à la barre, avocats de la défense et de la partie civile, juges… qui est envisagée, mais des rencontres régulières mises en place tout l’été conduiront à se libérer de cette scénographie judiciaire, pour recueillir de façon plus libre tout ce qui déborde et a besoin d’être dit.
Seront alors élaborées des thématiques et dressé un état des lieux : l’absentéisme dû aux conditions de travail et le non remplacement des professeurs ; les programmes non terminés qui entrainent des retards scolaires ; les lacunes de la formation des équipes enseignantes ; le défaut d’information des parents et d’orientation pour les élèves ; le manque de personnels médicaux dans les établissements… tout ce qui dessine la carte d’un département stigmatisé, la Seine-Saint-Denis, où la population a le sentiment d’être « assignée à résidence » et où la mixité sociale a disparu. Le double langage de l’Etat et son déni des discriminations et de la relégation sont dénoncés.
Une dizaine de femmes participent à l’écriture du texte. Pour certaines, il est clair qu’elles écrivent et qu’elles jouent. Pour d’autres, il s’agira seulement d’écrire ou de jouer. Chacune peut prendre la place qu’elle souhaite, une fois que le noyau est suffisant pour aller au bout de l’engagement. Le groupe est majoritairement féminin mais la présence des garçons doit être prise en compte, au moins sur scène dans la composition des personnages.
Une trame se met en place. Même si on s’éloigne peu à peu de la représentation d’un tribunal, l’idée de formuler des doléances et de faire entendre le vécu des parents préoccupés par l’avenir de leurs enfants devient un fil conducteur porté par un chœur d’actrices. Le sentiment d’injustice est très fort : « Nous, habitants des quartiers populaires, parents d’enfants en détresse, traités inégalitairement sur le territoire de la République, accusons l’Etat et le ministère de l’éducation nationale de non assistance à nos enfants en danger ».
Elles ne sont pas seulement dans la dénonciation et revendiquent une « expertise citoyenne » pour rendre compte de leur situation et proposer des solutions concrètes qui servent à tous et seront relayées par les préconisations des EGE.
L’écriture du texte va donner lieu à des échanges et confrontations, voire des désaccords, mais chacune a conscience de l’importance de l’élaboration d’une parole collective qui tienne compte du point de vue de toutes et sera ensuite donnée à entendre dans l’espace public, avec toute la charge d’exposition et de puissance que la scène représente. Une élaboration dans laquelle elles se sentent en confiance et qui a aussi pu se mettre en place grâce à l’accompagnement inconditionnel et remarquable du Studio Théâtre. Une fois le texte – « leur texte » – abouti, il faudra qu’elles acceptent le regard extérieur de l’équipe du Studio Théâtre, qui outre sa metteuse en scène, Marjorie Nakache, va mobiliser deux comédiens et une comédienne aux côtés des actrices en herbe. Un processus d’écriture se ré-élabore, d’abord « à la table », où il faut accepter que le texte se métamorphose pour venir au plateau. Puis lorsqu’il passera par la voix, le corps, les déplacements… Certaines jouant voilées, d’autres têtes nues.
Comme le dit Fatila, « On n’avance pas tout seul »…
La pièce s’achèvera sur la scène des EGE, après ces longs mois d’élaboration, de répétitions, d’inquiétude individuelle et collective, de trac. Après tout ce qui vient de se jouer publiquement pour la première fois sous les yeux de la salle, après les applaudissements, la chanson prévue pour le final s’élève du haut-parleur « Résiste, montre que tu existes ! » (France Gall). Mais là, ce ne sont plus seulement les actrices, mais l’ensemble des participants et de leurs proches, et la salle entière, qui se pressent en contre-bas de la scène avec elles, dansant, se mêlant au chœur, s’embrassant, dans une véritable explosion festive de rires et de larmes. Les tables-rondes et débats, plus posés, suivront, mais leurs interlocuteurs auront d’abord à se remettre de cette formidable émotion.
Il faut alors prendre la mesure de ce que cette expérience signifie pour ces femmes qui étaient souvent en arrière-plan, n’osaient pas prendre la parole et vont ainsi s’exposer avec une conscience très forte de l’importance que cela ait lieu et que cela soit réussi. Une expérience qui a fait grandir chacune. Qu’elles ont transmise avec fierté à leurs enfants et familles. Qui a produit un impact au-delà de ce que cela a bouleversé en chacune, inscrivant une empreinte durable dans la ville.Elles se sont engagées. Elles n’ont, en dépit de leurs différences ou de leurs divergences, qu’une parole. Elles ont avec brio réussi leur pari.