Sur Un Archipel des solidarités


Réponses au questions de Sophie Djigo.

1) Le livre que vous proposez est issu d’un travail de terrain en Grèce. Pouvez-vous rappeler précisément le contexte de ce travail, le « terrain » dont il s’agit ? Plus encore, ce choix d'aller en Grèce est-il lié à l'idée, très présente dans le livre, que la Grèce est une sorte de laboratoire biopolitique, où est testée la résistance des peuples aux politiques économiques destructrices, qui préfigure l'avenir de l’Europe?

C.V. Depuis le tournant des années deux mille, nous souhaitons travailler, chacun dans la discipline qui lui est propre (la photographie pour Philippe, la philosophie pour moi) sur les effets politiques divers d’une problématique à la fois très précise et très large : celle des processus de globalisation. Elle nous paraît permettre à la fois une grande diversité d’approches en termes géopolitiques, et une grande unité en termes conceptuels. La pratique du terrain y est indispensable, mais elle suppose à chaque fois, nécessairement, ce que Machiavel appelle l’occasio. Et cette occasio, qui est aussi le fait de la chance et du hasard des rencontres, doit être saisie par un désir commun. L’objet précis de tel ou tel terrain dépend donc à chaque fois de ce qu’Aristote appelait le kairos, qu’on tente, come il l’écrit, de « saisir aux cheveux ». Ce fut le cas en 1999, pour notre travail sur les Femmes militantes des Balkans, réunies par la revue Transeuropéennes après la guerre du Kosovo ; pour Le Milieu de nulle part, sur les réfugiés tchétchènes en Pologne à la suite de la guerre en Tchétchénie ; pour Terre brûlée, faisant suite en 2014 aux immolations liées au grand mouvement de protestation de 2013 en Bulgarie. Mais aussi pour notre travail en Égypte en 2011, au Chili en 2012, en Turquie en 2013, dans les camps du Nord de la France en 2016.

Pour la Grèce, l’occasion initiale a été l’impossibilité pour nous, en 2015, de nous joindre à un groupe de militants de gauche du Syndicat de la Médecine Générale, partis apporter leur solidarité et une aide matérielle à des dispensaires de santé solidaires organisés en Grèce pour pallier les effets antisociaux de la « troïka » (CEE et banques européenne et mondiale). Ces responsables des dispensaires grecs, qui avaient eu le courage de prendre une telle initiative, nous souhaitions créer une autre occasion de les rencontrer. Et qu’ils soient notre angle d’attaque pour aborder les possibilités de lutte contre le fameux There is no alternative des gouvernementalités globales. Ils représentaient pour nous, au sens foucaldien, des « contre-conduites ». Par ailleurs, depuis 2016, l’accession au pouvoir en Grèce du parti Syriza créait une situation inédite : un mouvement issu de la gauche radicale accède à la direction politique. Mais, dans le même temps, il commet une trahison politique : ayant obtenu 60% des voix contre les décisions de la troïka, le Premier ministre se plie pourtant à ces décisions, à l’encontre même du verdict populaire auquel il avait appelé.
Cette volte-face, lorsque nous arrivons en Grèce en 2017, est encore présente comme un traumatisme dans tous les esprits de ceux que nous rencontrons.

Quant à l’idée de la Grèce comme laboratoire, elle n’est pas récente : elle a été utilisée par le général américain James Van Fleet, envoyé en Grèce au moment de la guerre civile (1946-1949), à l’appel d’un pouvoir monarchiste ligué avec le fascisme, pour écraser les mouvements de Résistance de gauche issus de la deuxième Guerre mondiale. On est ici dans la perspective de la guerre froide, dont la Grèce, au cœur des Balkans, est un pivot. C’est en effet en Grèce, contre ceux qui avaient remporté la Résistance contre les nazis, que les Etats-Unis ont fait les premiers essais de bombardement au napalm (qui allait ensuite être utilisé par la France en Algérie, avant de servir massivement à l’armée américaine au Viet-Nam). La Grèce laboratoire avait donc ce sens-là : celui d’un usage colonial de l’expérimentation militaire, à l’encontre des politiques sociales.
De ce point de vue, l’usage de la Grèce comme laboratoire, c’était déjà au XIXème siècle la mise en place des politiques de la dette. La Grèce de Byron, de Delacroix, de Victor Hugo, la Grèce de la Révolution de 1821 s’émancipant de la tutelle ottomane, cette vision romantique d’un peuple luttant pour sa liberté, c’est l’endroit d’un décor dont l’envers est la rapacité des nations européennes finançant l’émergence d’un pays pour en faire leur débiteur.

Tout cela, nous l’ignorions en venant en Grèce pour l’été 2017. Mais ce dont nous avions la certitude, c’est que la violence économique subie par la population de ce pays cristallisait la violence des politiques ultralibérales. Et que le régime d’ « austérité » imposé à sa population (et non pas à ses dirigeants), comme à celle du Portugal ou de l’Espagne, préfigurait bien la réalisation européenne et mondiale d’un programme qu’on peut appeler de « tiers-mondisation » du monde. Le terme de solidarité désigne pour nous cette conviction que tout soutien à ceux qui subissent directement ces politiques ne relève pas de l’assistance humanitaire apitoyée, mais d’un combat qui nous est commun.

2) Christiane Vollaire, votre méthode d’investigation du terrain est principalement l’entretien. Vous décrivez l’entretien comme « des interstices » dont relève « une politique du déplacement du chercheur ». En tant que philosophe, comment concevez-vous votre politique de l’entretien ?

C.V. C’est à la fois très simple et très complexe. Très simple parce que ça relève aussi de l’intuition, et pas seulement d’une stratégie délibérée. À la fois de l’évidence relationnelle et du contrôle intellectuel, mais la première passe avant le second. Le travail d’entretien est à mes yeux une démarche ouverte sur la profondeur de la pensée d’un interlocuteur, dont la réponse est toujours au-delà de ce que je pouvais présupposer. Même si dans certains cas elle peut aussi être décevante de prime abord. Il y a donc ces deux évidences : le geste de l’interrogation et le surgissement du face à face. Ce surgissement est à la fois excitant et déstabilisant, comme le montrait déjà Lévinas.
Mais le paradoxe est plus profond, car, en tant que je pratique l’activité intellectuelle de l’entretien, je suis celui qui a, même de façon très artisanale et marginale, le temps, les moyens et la crédibilité sociale de produire un objet publiable tel qu’un livre ou une série d’articles. Celui que j’ai face à moi, du fait même du champ dans lequel je travaille, est au contraire dans la position réputée subalterne de celui qui n’a pas accès au champ académique, ni même pour beaucoup à celui de la protection sociale ou de la citoyenneté. Celui – demandeur d’asile ou militant – dont la parole n’est pas, institutionnellement ou socialement, légitimée en tant que telle. Ma responsabilité est de rendre manifeste cette légitimité.

Or, face à lui, c’est moi qui suis en position de demande. Raison pour laquelle je refuse le terme d’enquête pour désigner mon travail de terrain, qui est bien plutôt une quête (au sens quémandeur du terme). Et ce que j’attends de l’autre n’est pas le récit de ses malheurs (son « témoignage »), mais l’attestation de sa pensée, de sa réflexion, de la manière dont son expérience, même la plus tragique ou apparemment dévalorisante, est devenue une ressource spéculative. Cette expérience que je n’ai pas, j’ai besoin que sa métabolisation par celui qui l’a vécue puisse me donner, à mon tour et avec mes outils spécifiques, à penser. C’est cette alchimie de la reconnaissance réciproque de pensée, qui constitue l’entretien. Et elle n’est pas achevée dans le temps de la rencontre. Elle se poursuit et se reconfigure dans le temps du décryptage, puis dans le temps de la relecture, puis dans celui de la sélection, de l’écriture et du montage qui va tisser les extraits d’entretien à la production du texte. À toutes ces étapes, le dialogue se poursuit en sourdine, jusqu’à la production du livre.

En outre, je ne suis jamais sur « mon » terrain, mais toujours, à un niveau ou à un autre, en terre étrangère : sur le terrain de celui que j’interroge. Toujours déplacée, soit en termes géographiques, soit en termes culturels, soit en termes de langue, soit en termes de classe. L’exemple de Frantz Fanon est de ce point de vue emblématique à mes yeux : français mais non blanc, puis algérien mais non arabe, psychiatre en terrain colonisé, mais opposé à la psychiatrie coloniale, penseur mais non philosophe, militant en terrain de guerre, mais non combattant. Sa place est ainsi tout entière dans une politique du déplacement, dont l’expérience du porte-à-faux définit l’équilibre. Ce porte-à-faux est précisément ce qui permet de réfléchir la position du déplacé comme, par excellence, productrice de pensée. Et elle trouve son paradigme dans ceux qu’on qualifie, institutionnellement, administrativement et juridiquement, de « déplacés ».

3) Avec ces entretiens verbaux, discursifs, il y a des « portraits d’entretien » réalisés par Philippe Bazin. Comment vous est venue cette idée ? Quels sont les rapports entre les images et le texte philosophique dans ces portraits ?

P.B. Les portraits d’entretien, comme tout mon travail de photographie documentaire, sont issus de ce que je vois sur le terrain. En partant en Grèce, je n’avais donc aucune idée de ce que j’allais faire, notamment, je n’avais pas prévu de photographier les gens avec qui Christiane s’entretient. Cela vient de notre travail antérieur en Pologne en 2008 (publié en 2012, Le Milieu de nulle part) pour lequel les entretiens se faisaient avec des réfugiés Tchétchènes qui, on peut facilement le comprendre, ne voulaient surtout pas se faire photographier. Mais cette fois-ci, j’accompagnait Christiane à son premier entretien qui a duré deux heures et au cours duquel j’ai vu la personne se transformer physiquement de manière incroyable : son visage évoluait sans cesse à mesure où le discours passait ders éléments plus attendus à une introspection de plus en plus poussée.

Ce que je voyais m’a incité au désir d’enregistrer ce langage du corps et surtout du visage, ce que j’ai fait dès le 2e entretien, avec succès. À la suite des prises de vues, je retravaillais tous les soirs les photographies pour chercher par le cadrage définitif l’expression la plus forte de la pensée de la personne dans l’image. C’est ainsi que s’est fait le lien avec le travail de Christiane, non pas en cherchant une photo où la personne ait une expression expressionniste voire caricaturale, ce qui est plutôt anecdotique, mais où le visage semble porter la plus grande profondeur de pensée. Ces portraits d’entretiens expriment donc, dans leur collectivité, ce que j’appelle un portrait de la pensée. Cela rejoint l’expression de Roland Barthes dans La Chambre claire quand il parle de photographie pensive. Ainsi, la photographie qui porte par nature une dimension pensive s’adresse ici à la pensée des gens.

4) En revanche, sur la question migratoire, qui occupe toute une partie du livre, on passe des portraits aux paysages. Dans cette seconde partie, vous dites (p.155) : « Les images, ici, n’ont pas été articulées au texte. Elles lui font écho dans leur propre scansion. Elles en disent aussi bien le désir d’évocation que les limites ». Comment ces paysages ont-ils été conçus ? Quel est ce travail de mise en écho ?

P.B. Il n’est pas tout à fait juste de dire qu’à propos de la question migratoire nous passons au paysage. En effet, beaucoup des portraits d’entretien ont été faits à Lesbos et à Patras qui sont les deux principaux lieux en relation avec les migrations où nous avons travaillé. Le chapitre des paysages est à l’articulation des chapitres sur les migrations et celui sur le rapport à l’histoire. Il ne prétend pas être la suite du chapitre sur les migrations, car alors dans l’économie du livre il manquerait un cahier photographique à la suite de la 3e partie du texte. Pour une part, les paysages sont conçus comme les portraits d’entretien, dans leur dimension pensive. Ils portent un sous texte qui nécessite leur présence dans le livre et résonnent avec les trois parties du livre. Au fond, la question n’est pas le portrait, le paysage, qui ne sont pas là comme sujets, mais comme médiateurs d’une pensée.

Nous pensions qu’il est très important de se situer dans l’espace, de situer une réflexion philosophique et politique dans un espace donné qui lui soit consubstantiel. De mon point de vue, il n’y a pas d’art qui ne soit situé, même l’art abstrait. De plus, je travaille depuis très longtemps sur la question des signes portés par des lieux plutôt que sur les traces encore présentes d’événements passés. La plupart du temps, les traces du passé ont disparu, mais dans l’espace contemporain tel qu’il s’est reconfiguré, des éléments nouveaux deviennent évocateurs malgré eux d’une histoire passée. Par exemple, à Drachéia, j’ai photographié un vieux monsieur dont le père a été assassiné par les nazis sous ses yeux comme une centaine d’autres hommes de son village. J’ai fait son portrait d’entretien au cours de la discussion avec Christiane. Mais j’ai aussi photographié la place du village où cela a eu lieu alors qu’il n’y a plus de traces du massacre : sur un mur, il y avait une discrète plaque commémorative illisible de loin à côté d’une cage d’oiseau alors qu’un projecteur vidéo projetait en grand format le logo Eurobank. C’était pour moi un drôle de raccourci entre l’histoire passée et l’histoire présente de la Grèce à nouveau écrasée par les banques européennes, notamment allemandes. Comme si l’histoire se rejouait sous une autre forme à des décennies de distance. Ainsi, ce paysage doit-il donner à penser, mais doit-il aussi faire lien avec le portrait du monsieur : les deux photos sont en double page dans le premier chapitre photo, cela donne une indication au lecteur quant à la possibilité qu’il a de faire d’autres liens entre portraits et paysages qui sont séparés dans le livre.

5) Votre travail montre aussi que la situation de dénuement des réfugiés n’est pas une situation à part. Elle fait partie des effets d’une même politique « sociale », d’une même exploitation du travail, que vous avez notamment éprouvés à Patras. Cependant, il y a aussi une version « positive » du laboratoire, qui produit une véritable rationalité solidaire, opposée aux politiques irrationnelles qui nous gouvernent. Pouvez-vous revenir sur ces solidarités émergentes, mais aussi historiques, qui se déploient sur l'archipel grec?

C.V. Effectivement, l’idée de ce livre n’est en aucun cas celle de la déploration, et l’ouvrage refuse clairement cette « mélancolie de gauche » qu’analyse Enzo Traverso, et qui nous apparaît comme une pose profondément dévitalisante. La brutalisation actuelle des pouvoirs politiques, au niveau global, impose au contraire à la pensée de dégager des sources d’énergie qui permettent d’affronter ces violences, et en particulier celle de la policiarisation des directions politiques. Toute la conclusion de notre livre s’établit autour de ce mot d’ordre : « Penser le symbolique comme une arme ». Deux auteurs y sont convoqués : Cornélius Castoriadis et Ernst Cassirer. Cassirer, allemand ayant fui le nazisme, meurt à New-York en 1945, l’année même où Castoriadis, lui-même d’origine grecque, fuit la Grèce de la guerre civile livrée à un pouvoir fascisant instauré par les Alliés au moment de la libération.
Le Mythe de l’État de Cassirer dit quelle puissance peut avoir la pensée pour délégitimer un État tyrannique, c'est-à-dire lui ôter son assise symbolique indispensable au pouvoir, même le plus efficacement violent. L’absurdité, la totale irrationalité, des rapports de domination, est un gage de leur violence, mais aussi un ferment de leur discrédit. Et Castoriadis insiste, dans L’Institution imaginaire de la société, sur le potentiel politique de l’imagination. C’est dans cette double perspective que notre travail se situe.

Ce double processus, de délégitimation des abus de pouvoir et de puissance de l’imaginaire, nous l’avons vu entre autres à Patras. Patras, en tant que port au Nord du Péloponèse, est devenu un carrefour pour beaucoup de groupes en situation de migration. Mais c’est par là même aussi l’espace d’émergence d’initiatives solidaires. Pas seulement pour aider les migrants en termes strictement humanitaires, mais surtout pour les défendre en termes politiques, y compris en termes de droit du travail. Dans le village voisin de Manolada, par exemple, l’exploitation du travail des migrants, réduits à la clandestinité, dans l’agriculture saisonnière, s’apparente clairement à l’esclavage. Mais si les migrants qui ont eu le courage de protester se sont fait tirer dessus par les milices patronales, ce geste criminel a lui-même suscité une levée de boucliers dans la population locale. Une prise de conscience qui a poussé nombre de citoyens, jusque là indifférents à ces questions, à s’investir dans un mouvement d’aide aux migrants qu’ils ne percevaient plus sous la forme de l’assistance, mais sous celle de la revendication sociale dans une communauté de défense du droit du travail.

De façon générale, l’imaginaire social est en effet, au sens cette fois le plus positif, un laboratoire : des formes d’entraide se réfléchissent et s’expérimentent. Des formes de résistance individuelle et collective s’éprouvent. C’est ce qui construit pour nous cet Archipel des solidarités auquel le travail photographique de Philippe donne chair visuellement, par les visages et par les paysages. Mais c’est seulement en étant sur le terrain que nous en avons perçu à la fois la diversité géographique et la profondeur historique. D’où, dans le dernier chapitre du livre, cette dichotomie et cette articulation à la fois, entre politiques solidaires et politiques policières, autour du rapport aux îles : Ikaria, où s’est manifesté, au moment de la guerre civile (1946-1949) un incroyable mouvement de solidarité, de la part d’une population de pêcheurs et de paysans, avec les militants communistes qui y avaient été déportés par mesure punitive ; Makronissos, île au contraire de toutes les exactions, constituée, des années 45 à 55, comme camp de concentration et d’extermination des militants de la gauche sociale ; Lesbos enfin, actuellement connue (en particulier par le livre de Jean Ziegler Lesbos la honte de l’Europe, paru cette année) comme l’île qui abrite le sinistre camp de réfugiés de Moria qui a brûlé il y a quelques mois. Mais aller à Lesbos, c’était aussi rencontrer ceux qui avaient conçu, en collaboration avec les migrants, le camp autogéré de Pikpa (autoritairement fermé cette année), véritable espace de vie d’accueil et d’activité solidaire, sans police ni vigiles. Et rencontrer aussi ceux qui avaient choisi d’intervenir auprès des migrants parce que c’est aussi en tant que migrants que leurs propres grands-parents avaient atterri sur cette île.

C’est donc bien d’un possible politique, celui du commun, que nous avons ainsi été témoins, et, nous l’espérons aussi, aux niveaux où nous le pouvons, acteurs et relais.