Sur la philosophie de terrain


Pour l’association "Des savoirs à Dunkerque". Université du Littoral. 18 janvier 2021.

La locution « philosophie de terrain » semble de prime abord un oxymore, tant le terrain caractérise cette part des sciences humaines qui se distingue précisément de la philosophie.
La fondation des sciences humaines, du XIXème au XXème siècle, se fera par des auteurs issus de la philosophie, mais qui ont décidé de la quitter : Durkheim, Bourdieu, Levi-Strauss inscrivent leur travail sociologique ou anthropologique dans une relation déceptive à la discipline philosophique qui les a formés, par un rapport fondateur au terrain. Mais en philosophie, Hannah Arendt tire sa conceptualisation de la figure des « sans-droit » de sa propre expérience de l’exil. Michel Foucault tentera de produire ce qu’il appelle un « reportage d’idées » en allant sur le terrain iranien. Et Simone Weil, auparavant, a tenté d’assumer un vécu de la condition ouvrière, ou est partie interroger les mouvements sociaux dans l’Allemagne de 1933.
Les années deux mille nous paraissent propices à réinterroger ce rapport au terrain, à se le réapproprier d’une autre manière, à questionner ses méthodes, ses projets et les pistes qu’il ouvre à une philosophie politique contemporaine cherchant à penser l’actualité du monde - et à la donner à penser à un public large, en particulier par une politique de l’entretien.

Mes propres terrains se sont faits en collaboration avec le photographe Philippe Bazin : depuis le début des années 2000 nous construisons un travail de création commune associant photographie documentaire et philosophie de terrain. Nous en avons présenté le concept dans deux ouvrages présentant chacun les enjeux de nos disciplines respectives et la relation qu’elles génèrent aux problématiques politiques contemporaines.

- La matrice en a été un travail auprès de femmes militantes des Balkans en 1999 après la guerre du Kosovo, croisant un travail de portraits à la mise en œuvre d’entretiens.
- La collaboration a pris une nouvelle forme en 2008, autour de la critique des politiques migratoires, dans les centres d’hébergement et de rétention en Pologne. Elle a fait l’objet d’un livre paru en 2012, Le Milieu de nulle part (ed. Créaphis), et de plusieurs expositions.
- En 2011, c’est en Égypte que s’est fait le travail commun, autour des manifestations au Caire et à Alexandrie.
- En 2012, le terrain était au Chili, autour des problématiques croisées de la mémoire des luttes, et des mobilisations pour le droit au logement.
- En 2013, en Turquie autour des protestations du Parc Gezi à Istanbul, contre la corruption.
- En 2014, le travail mené en Bulgarie s’est fait sur les immolations qui ont accompagné le grand mouvement de protestation contre la corruption de l’année précédente. Il a donné lieu à une forme spécifique : celle d’une projection parlée (durée : 1h15), intitulée Terre brûlée.
- En 2016, le travail s’est fait dans les camps de réfugiés du Nord de la France (Calais, Grande-Synthe, Norrent-Fontes), donnant lieu à un texte dans le livre Décamper et une publication commune sous forme d’un fascicule, Vider Calais.
- En 2017, a commencé un travail de trois ans en Grèce, qui s’est achevé en 2020 par la publication d’un ouvrage sorti le 8 octobre Un Archipel des solidarités : Grèce, 2017-2020 (éd. Loco). Il a également fait l’objet de trois expositions : à Dunkerque (Château Coquelle), à Gentilly (Maison Robert Doisneau) et à Genève (Centre de la Photographie).
- Actuellement, nous commençons un travail dans les quartiers populaires de la banlieue Nord de Paris.