Une politique de l’entretien (1)



Pour le colloque La Position du chercheur
8-10 novembre 2017
------------------------------------
Une politique signifie à la fois une visée stratégique et l’inscription dans un rapport de pouvoir.
L’entretien dans la manière dont il joue de la relation entre des interlocuteurs issus de milieux différents, est donc au cœur de cette question du pouvoir, qu’il ne cesse de mettre en perspective. Il nécessite aussi d’interroger même les fondements de la bonne volonté du chercheur, et d’une part de sa naïveté : celle de son innocence, mais celle aussi de son ignorance.

1. Des éléments d’un travail de terrain philosophique hors de l’entretien

En 1844-45, Friedrich Engels publie La Situation de la classe laborieuse en Angleterre, résultat d’un travail de terrain qu’il vient de mener, comme philosophe et militant, dans les milieux ouvriers de l’industrie textile dont sa famille est dirigeante. On peut y lire, dans l’adresse aux travailleurs qui ouvre l’ouvrage :

C'est à vous que je dédie un ouvrage où j'ai tenté de tracer à mes compatriotes allemands un tableau fidèle de vos conditions de vie, de vos peines et de vos luttes, de vos espoirs et de vos perspectives. J'ai vécu assez longtemps parmi vous, pour être bien informé de vos conditions de vie ; (…) ce n'est pas seulement une connaissance abstraite de mon sujet qui m'importait, je voulais vous voir dans vos demeures, vous observer dans votre existence quotidienne, parler avec vous de vos conditions de vie et de vos souffrances, être témoin de vos luttes contre le pouvoir social et politique de vos oppresseurs.

Il est bien question, dans cette volonté d’une immersion concrète au sein du monde ouvrier, de « voir », d’ « observer », d’ « être témoin », ce dont atteste le livre entier qui décrit non seulement la réalité de ce monde, mais la violence du tort qui lui est fait. Nulle intention de neutralité dans ce travail, qui vise au contraire la dénonciation. Mais le parler avec vous de vos conditions de vie et de vos souffrances, qui a bel et bien eu lieu, ne donne pourtant pas lieu à la retranscription d’un entretien. La parole sera retransmise par le filtre du discours de l’auteur.
Dans les années 1930, tout le travail de Simone Weil est véritablement fondateur comme travail de terrain philosophique, aussi bien expérience du monde ouvrier en France, que rencontres avec lui en Allemagne dans le temps même de la montée au pouvoir du nazisme. Il se fait dans le contexte de son engagement syndical, mais il ne donnera pas lieu pour autant à la transmission d’entretiens. De ce travail de terrain réel, elle tire une analyse discursive qui ne laisse place qu’à son propre discours, éclairé par l’expérience et les échanges, mais non tissé de la parole de ses interlocuteurs. Tout au plus émergent quelques propos, évocateurs mais aléatoires, glanés dans un trajet de bus ou le passage quotidien par le vestiaire de l’usine.
Dans le milieu des années 1970, quand Foucault tentera ce qu’il appelle des « reportages d’idées », en Iran en particuliers, les entretiens réels qu’il obtiendra auprès de représentants de la révolution, d’intellectuels ou de dirigeants ne donneront lieu à aucune publication. C’est seulement à partir des pistes qu’ils lui auront ouvertes, qu’il écrira ses propres articles, sans utiliser le matériau textuel fournit par ses interlocuteurs.
La préoccupation de l’entretien en tant que tel, ne semble pas appartenir au monde de la philosophie, si ce n’est sous la forme par laquelle le philosophe est lui-même interrogé, en tant que penseur, sur le matériau du monde dont il s’est approché. Et encore cette approche est-elle, même dans la philosophie contemporaine, une attitude relativement rare.
Même les travaux d’un philosophe comme Yves Schwartz, disciple de Lucien Sève, sur la question du travail, procédant pourtant, depuis les années 1980, d’enquêtes menées sur le terrain, font état d’un travail d’entretiens préalables dont ils utilisent le contenu informatif, mais n’en présentent pas les éléments discursifs.

2. Penser les origines non philosophiques de l’entretien comme méthode

C’est donc du côté de la sociologie et de l’anthropologie que l’entretien devient en soi un objet de travail et un mode d’organisation du discours, dont le contenu est cité dans les publications. Un ouvrage des sociologues Alain Blanchet et Anne Gotman, paru en 2010 sur la question, en présente les origines :

L’entretien, comme technique d’enquête, est né de la nécessité d’établir un rapport suffisamment égalitaire entre l’enquêteur et l’enquêté pour que ce dernier ne se sente pas, comme dans un interrogatoire, contraint de donner des informations. (…) L’entretien est, à l’origine, un type de rapport social verbal appartenant au langage diplomatique (…) qui désigne une conversation d’égal à égal, entre deux souverains, par exemple.

Ainsi, d’emblée, les enjeux de l’entretien sont-ils présentés dans la perspective du respect réciproque et de l’égalité de conditions. Il ne saurait y avoir entretien que là où l’échange de parole participe de l’appartenance à un monde commun, reconnu comme tel, et dont l’entretien vise précisément à mettre en évidence le commun là où la réalité des événements semble privilégier la conflictualité des intérêts. Cette vocation diplomatique de l’entretien joue donc déjà du jeu contradictoire des convergences et des divergences, pour faire valoir le fait que la reconnaissance des différences peut s’accomplir sans produire de la domination, dans les conditions de l’échange.
Mais les auteurs ajoutent :

Toutefois, on a coutume d’établir l’acte de naissance de l’approche dite « indirecte » à une date plus récente – 1929 – à la Western Electric, où se déroule une enquête d’évaluation d’un style nouveau qui sera rapportée, commentée et théorisée en 1943 par ceux que l’on considère comme les fondateurs de l’entretien de recherche : Roethlisberger et Dickson (1943). Cette enquête, centrée au départ sur les conditions matérielles de la productivité dans l’entreprise, mit alors en évidence, contre toute attente, l’importance des relations interpersonnelles dans la motivation au travail.

Et là, une tout autre problématique se fait jour. De la dimension diplomatique de l’entretien ente souverains, relevant du rapport don-contre-don tel qu’il s’établit, de façon immémoriale, dans l’anthropologie de Mauss comme condition de la paix, on passe à une problématique entrepreneuriale des années trente aux États-Unis. Et celle-ci semble rejoindre, à partir d’un point de vue radicalement différent, la position d’Engels un siècle plus tôt. Il s’agit bien, pour des chercheurs, d’interroger des ouvriers. Mais ce questionnement ne se fait plus pour mettre en évidence un rapport de classe et en dénoncer les effets, il se fait au contraire sur la commande de l’entreprise, en vue d’en améliorer les conditions de production.
Le rapport de classe n’est pas pour autant nié, mais l’entretien vise à produire un commun entrepreneurial, qui permette aux dirigeants de prendre en compte les attentes des dirigés en vue d’améliorer la productivité.
Or cette production du commun aura l’effet paradoxal, mettant les ouvriers en situation de parole, de susciter la réflexivité que les conditions de travail tendaient précisément à abolir. C’est parce que la parole est sollicitée, entendue et rapportée, que le travailleur prétendument manuel devra être considéré comme un penseur de son propre travail. Comme un sujet pour lequel l’entretien recrée les conditions de l’équité, que sa situation sociale et économique avait abolies. Une expertise lui est demandée, dont ses dirigeants sont incapables et qu’il est seul en mesure de donner, aussi bien individuellement que collectivement. Les auteurs en précisent les conséquences :

Les enquêteurs ont observé d’abord que les ouvriers souhaitaient parler de questions sans rapport avec les questions posées, et pris acte de la non-pertinence des questions préconstruites ; ensuite qu’il était impossible d’interpréter les réponses en l’absence de tout contexte discursif.

L’ouvrier n’est pas plus une machine à travailler que l’interrogé n’est une machine à répondre. Le travailleur, parce qu’il est un acteur de son travail, en est pour cette raison même un penseur. Simone Weil avait pensé, à cette même période, les effets mortifères de la scission entre travail manuel et travail intellectuel, pour montrer comment elle produisait l’effet bureaucratique qu’on appelle, depuis les années soixante-dix, technocratie :

(Marx) avait bien compris que la tare la plus honteuse qu’ait à effacer le socialisme, ce n’est pas le salariat, mais « la dégradante division du travail manuel et du travail intellectuel », ou, selon une autre formule, « la séparation des forces spirituelles du travail d’avec le travail manuel ». (…) On ne voit pas comment un mode de production fondé sur la subordination de ceux qui exécutent à ceux qui coordonnent pourrait ne pas produire automatiquement une structure sociale définie par la dictature d’une caste bureaucratique.

Les origines mêmes de l’activité scientifique de l’entretien attestent de cette évidence : la réalité des acteurs du monde du travail contredit la position à laquelle on les cantonne. Et elle ne peut émerger qu’à la condition de les mettre non plus en position d’exécutants d’un ordre technocratiquement pensé, mais en position d’interlocuteurs, c'est-à-dire en position de déstabiliser, voire de destituer, les fondements discriminants de cet ordre. L’entretien devient alors l’une des manières d’y faire front et de le contester. Une telle position renvoie aux analyses de Gramsci :

L’ouvrier ou le prolétaire, par exemple, n’est pas caractérisé de façon spécifique par le travail manuel ou le travail au moyen d’outils (…) mais par ce travail dans des conditions déterminées et dans des rapports sociaux déterminés. (…) C’est pourquoi, pourrait-on dire, tous les hommes sont intellectuels ; mais tous les hommes ne remplissent pas dans la société la fonction d’intellectuels.

C’est de nouveau un abime qui s’ouvre par ce concept de fonction. La fonction de l’intellectuel sera alors non pas de se figurer comme avant-garde du mouvement ouvrier, mais de faire émerger les failles de sa propre position, les manques dont elle est vectrice, à partir du discours réflexif tenu par ceux qui n’appartiennent pas à sa catégorie sociale. S’il y a bien une fonction d’intellectuel distincte de la qualité d’intellectuel, alors cette fonction ne pourra s’exercer valablement que par la promotion, par une catégorie sociale, du discours de ceux qui n’y appartiennent pas. La fonction de l’intellectuel ne sera pas d’avant-garde, mais de médiation, et elle suppose par là même la possibilité d’une mobilité des positions.
La logique de cette position serait en ce sens de réfuter l’essentialisation des catégories. La diffusion de la qualité d’intellectuel rejoint ainsi la critique gramscienne de l’intellectuel organique comme organe du pouvoir. Entendre et diffuser le discours réflexif de celui qui n’appartient pas à la catégorie d’intellectuel, c’est rendre cette catégorie même poreuse et la renvoyer à ses propres modes d’instrumentalisation par l’entre-soi du pouvoir.

3. Penser la question de la subalternité dans sa relation à une politique de l’entretien

Et de ce fait, une politique de l’entretien conduit à interroger la position subalterne. Gayatri Spivak, qui en est l’un des fers de lance contemporains, se réfère pour cela au travail de Gramsci, dans ses « Notes sur la question méridionale », concernant les stratégies politiques liées à la subalternité :

Le travail d’Antonio Gramsci sur les « classes subalternes » développe le débat « position de classe / conscience de classe » repéré dans Le Dix-huit Brumaire. Peut-être parce qu’il critique la position avant-gardiste de l’intellectuel léniniste, il est préoccupé par le rôle de l’intellectuel dans le mouvement culturel et politique des subalternes au sein de l’hégémonie.

On passe ici d’une problématique de classe au sein d’un monde occidental culturellement présenté comme homogène, à une problématique post-coloniale. Et de fait, le parallèle est non pas abusif et égarant, mais au contraire parfaitement éclairant.
Comme Edward Saïd, comme Franz Fanon, Spivak va véritablement retourner la position subalterne en position de savoir, en montrant l’ignorance des dominants. Ce que fait aussi Aimé Césaire, en 1950, en écrivant le Discours sur le colonialisme :

Les Vietnamiens, avant l’arrivée des Français dans leur pays, étaient des gens de culture vieille, exquise et raffinée. Ce rappel indispose la Banque d’Indochine. Faites fonctionner l’oublioir. Ces Malgaches, que l’on torture aujourd’hui, étaient, il y a moins d’un siècle des poètes, des artistes, des administrateurs ? Chut ! Bouche cousue ! Et le silence se fait profond comme un coffre-fort.

C’est cette position qui est jouissive dans leur travail, qui lui donne son énergie ironique ou joyeuse, et sa dynamique vitale. Le discrédit intellectuel jeté sur les dominants, à l’encontre de la victimisation des dominés, participe d’une inversion du pouvoir symbolique, et rend ainsi perceptible l’horizon d’un renversement du pouvoir réel. Edward Saïd écrit ainsi, à propos de l’orientalisme français, les abimes d’erreurs et d’ignorance dont il témoigne, dans sa prétention au savoir :

C’est finalement l’ignorance occidentale qui devient plus raffinée et plus complexe, ce n’est pas une certaine forme de savoir occidental positif qui acquiert plus d’importance et de précision.
Une grande partie de ce qui était considéré comme de l’érudition orientaliste en Europe a mis en service des mythes idéologiques, même quand la science paraissait authentiquement progresser.

Spivak se situe dans la ligne de la critique de Saïd pour jouer de cette ignorance du dominant. Mais elle pose aussi, en termes plus radicalement politiques, la question de la position subalterne :

De l’autre côté de la division internationale du travail et du capital socialisé, à l’intérieur et à l’extérieur du circuit de la violence épistémique de la loi et de l’éducation impérialistes qui s’ajoutent à un texte économique antécédent, les subalternes peuvent-ils parler ?

Et à partir de là, elle va produire une critique du rapport à l’altérité, qui doit orienter toute politique de l’entretien :

Pour les intellectuels du Premier-Monde intéressés par la voix de l’Autre, certaines sections de l’élite indienne ne sont, au mieux, que des informateurs autochtones. Mais on doit insister sur le fait que le sujet colonisé subalterne est irrémédiablement hétérogène.

C’est ce glissement, de l’effort visant à rendre visible le mécanisme à celui visant à faire résonner la voix de l’individu, l’un et l’autre évitant une analyse psychologique, psychanalytique ou linguistique , qui ne cesse de poser problème.

Nous avons là les fermiers de l’agriculture de subsistance, la main d’œuvre paysanne inorganisée, les populations tribales et les communautés de travailleurs « zéro » dans la rue et là la campagne. Nous confronter à eux, ce n’est pas les représenter (vertreten), mais apprendre à nous représenter (darstellen) nous-mêmes. (Cet argument) interrogerait également l’exigence implicite, formulée par des intellectuels qui choisissent un sujet opprimé « s’exprimant naturellement avec clarté » qu’un pareil sujet advienne par l’histoire comme récit abrégé de la succession des modes de production.

4. La question du surplomb

Tout usage de la parle de l’autre risque de placer celui qui en use en surplomb de celui dont il requiert le discours. Le discours devient alors non pas un discours, mais une séquence verbale destinée à être utilisée à l’intérieur d’un discours autre. La citation aliène nécessairement la parole, qu’elle embarque et peut conduire à enrégimenter. Et en outre, la parole orale glisse plus facilement que l’écrit au-delà des intentions de celui qui la profère. L’oral est moins clairement maîtrisé : on en dit nécessairement plus dans un entretien que dans un texte. Et de plus, s’il peut aller dans le sens du propos que l’on souhaite, et permettre d’éclairer sa propre pensée, peut au contraire l’infléchir, le dégrader voire laisser affleurer, dans une parole dont le contexte apparent demeure privé, une tout autre orientation que celle que l’on souhaite rendre publique. Le jeu de l’entretien constitue cette interface entre public et privé. Mais cette interface peut devenir une double face et produire des formes de double jeu, intentionnelles ou non, dont la maîtrise finale n’appartient pas au locuteur. Une vedette de l’humanitaire qui maîtrise parfaitement son image médiatique a un jour refusé la publication d’un entretien fait avec lui, dans le texte duquel ne figurait pourtant que l’intégralité de ce qu’il avait dit. Mais cette intégralité produisait une intégrité très au-delà de ce que pouvaient permettre les prérequis du double langage de la publicité humanitaire.

Mais tout recueil de la parole requiert paradoxalement aussi que le requérant se pose lui-même en positon subalterne. Et il faudra pour cela réviser le vocabulaire qu’on applique généralement au terrain comme à l’entretien. Les termes d’enquête, de témoignage, qui assimilent la position du chercheur à celle du juge ou du policier, reconduisent implicitement cette position de surplomb qui essentialise la fonction intellectuelle. Et le vocabulaire journalistique contribue à médiatiser la scission entre deux mondes, celui de l’observant et celui de l’observé. Scission dont Suzan Sontag, dans Devant la douleur des autres, a contribué à montrer les apories.

La réflexion sur la question de la subalternité doit ainsi conduire à faire de l’entretien non pas une réitération de la position subalterne, mais au contraire une critique radicale de son essentialisation. Cette réciprocité de pouvoir (et non pas du pouvoir) constitue une part de l’échange de savoir dans une politique de l’entretien. Spivak renvoie cette question à la question muséale, sur laquelle on voudrait conclure ici :

Qui diable peut vouloir protéger ou muséifier la subalternité ? Des muséificateurs extrêmement réactionnaires, aux visées anthropologiques douteuses ! Un activiste ne peut pas vouloir maintenir le subalterne dans l’espace de la différence.

Il faudra pour cela comprendre que l’interrogation sur l’entretien croise un questionnement critique ouvrant, de ce fait même, des perspectives dynamiques sur l’ensemble des pratiques culturelles.