ESTHETISATION ET DÉSESTHÉTISATION DU CORPS: Enjeux d’un lien entre esthétique, politique et philosophie de la médecine
Pour le Plan Académique de Formation, Sur le Corps, à Lille, lundi 10 février 2014
I. Le corps comme devenir-chose
1. La guerre comme réalisation intentionnelle du devenir-chose
2. La médecine comme désesthétisation du corps
3. L’activité médicale dans le double langage de la domination
II. Le devenir-animal comme négation du devenir-chose
1. Un concept héraclitéen du polemos
2. Les perversions du concept : reconversion du guerrier en militaire
3. La question du visage
III. Usage esthétique de l’archive pour représenter le devenir-chose : Gerhardt Richter, 18 octobre 1977
1. La série et l’archive de l’Atlas
2. L’inscription des corps dans la chronologie des événements
3. Les choix esthétiques dans leur intention polémique
4. La séquence comme matrice d’un devenir politique
Les enjeux politiques de la question du corps prendront ici trois directions, axées sur l’articulation de la vitalité à la mort, à partir d’un concept du cadavre comme devenir-chose.
La première direction est précisément celle d’une pensée du corps comme devenir-chose, telle qu’on la tire aussi bien d’une réalité de la nature que des fondements de la pensée médicale. Simone Weil pense cette brutalité de la nature en rapport avec la violence de la guerre, à partir d’une analyse de l’Iliade ; et Michel Foucault en dégagera une analyse de la pensée médicale dans son rapport à l’anatomo-pathologie, avant d’élaborer le concept de biopolitique, qui dessine plus clairement les enjeux d’un pouvoir sur le corps.
La seconde direction est celle d’un devenir-animal qu’on peut interpréter comme antonyme du devenir-chose, et stratégie d’affrontement du corps aux processus d’assujettissement que constituent les formes biopolitiques du contrôle social. Elle est mise en lumière par Deleuze et Guattari, en particulier dans Mille plateaux en 1980. Elle s’expose toutefois paradoxalement, en tant que boîte à outils conceptuelle destinée à contourner les rapports de pouvoir, à des usages qui anticipent non seulement sur les formes civiles contemporaines de diffusion des processus de domination, mais même sur des interprétations militaires de ces processus. Et oblige par là à penser la question de l’usage des concepts.
La troisième direction ouvre une perspective esthétique, à partir de l’œuvre de Gerhardt Richter, dont on analysera une série qui semble emblématique à la fois d’une conscience de ce devenir-chose, et des effets de terreur qu’il induit : La pensée étatique du « terrorisme » y apparaît comme un déni jeté sur le potentiel de terreur que recouvre la définition de l’Etat donnée par Weber comme « monopole de la violence politique ». Ce n’est pas un discours politique, mais un regard interprétatif porté sur l’image comme objet esthétique.
Ces trois directions ont pour objet commun de nouer une relation indissociable entre esthétique, politique et pensée médicale, qui permet de penser un devenir du corps à partir de ses représentations et des enjeux de pouvoir qu’elles constituent dans le monde contemporain. Il nous semble en effet impossible de penser le corps autrement que comme un espace d’appropriation de la subjectivité, et par là même aussi comme espace potentiel d’assujettissement : ce par quoi se construit à la fois la reconnaissance que nous avons de nous-mêmes, et l’affirmation de cette reconnaissance comme liée au langage et à l’inscription dans le collectif. Dans cette configuration, la dimension biologique du corps demeure à la fois comme un irréductible, et comme l’objet nécessaire des multiples reconfigurations que constituent les processus de subjectivation.
I. LE CORPS COMME DEVENIR-CHOSE
1. La guerre comme réalisation intentionnelle du devenir-chose
On partira d’un texte de la philosophe Simone Weil, publié pour la première fois à Marseille , dans le numéro des Cahiers du Sud daté de décembre 1940 – janvier 1941, dans la période charnière de la guerre et de l’Occupation nazie en France. Simone Weil, sous le pseudonyme d’Emile Novis, y commente l’Iliade sous le titre L’Iliade ou le poème de la force. Elle dit de la mort d’Hector :
Le héros est une chose traînée derrière un char dans la poussière.
Et plus loin :
La force qui tue est une force sommaire, grossière de la force. Combien plus variée en ses procédés, combien plus surprenante en ses effets, est l’autre force, celle qui ne tue pas ; c'est-à-dire qui ne tue pas encore. Elle va tuer sûrement, ou elle va tuer peut-être, ou bien elle est seulement suspendue sur l’être qu’à tout instant elle peut tuer ; de toutes façons, elle change l’homme en pierre.
Changé en pierre, changé en chose par celui qui le tue, le héros ne subit de son adversaire rien d’autre que ce que la nature fait subir un jour à tout homme : la mort. C’est ce devenir naturel du corps que la violence intentionnelle actualise, faisant qu’un corps réduit à sa matière, par la force humaine ou par celle de la nature, n’est justement plus, à proprement parler, un corps, mais ce que Simone Weil désigne à juste titre comme « une chose ». Ce qui fait donc qu’un corps est corps est ce qui l’assigne aux conditions de la vie, non comme zoé, vie organique, mais comme bios, vie politique. C'est-à-dire ce qui le désigne comme lieu de relation sociale, et par là même enjeu de pouvoir politique. Et la violence se désigne précisément par ce qui renvoie le corps à sa condition naturelle : le suspens de son devenir-chose.
C’est la conscience de ce suspens qui lie la condition politique du corps à sa condition esthétique.
Cette mise en suspens de la représentation du corps comme chose, à l’origine de la conscience du temps, c’est la conscience d’un devenir-chose du sujet, d’un devenir-viande du vivant, d’un devenir-cadavre du corps, qui est la négation même de toute possibilité de socialisation. Le socius comme lien s’établira donc par le pur et simple déni jeté sur ce devenir, qui donne au corps du sujet sa place dans un corps social et une vie de relation. Et ce déni du biologique, qui transforme l’individu naturel en sujet culturel, passe par les modalités de l’esthétique : c’est l’esthétisation du corps qui lui donne sa place dans le monde, c'est-à-dire dans un devenir social et politique qui lui permet de laisser en suspens l’inéluctable de son devenir-viande. Hegel l’écrit clairement au chapitre II de l’Esthétique :
Il ne se contente pas de rester lui-même tel qu’il est : il se couvre d’ornements. Le barbare pratique des incisions à ses lèvres, à ses oreilles ; il se tatoue. Toutes ces aberrations, quelque barbares et absurdes et contraires au bon goût qu’elles soient, déformantes ou même pernicieuses, comme le supplice qu’on inflige aux pieds des femmes chinoises, n’ont qu’un but : l’homme ne veut pas rester tel que la nature l’a fait.
Passage à tout le moins paradoxal, qui présente sous les stigmates de la barbarie ce qui définit la spécificité humaine : celle de l’esthétisation du corps comme négation de la nature dans tous les processus d’acculturation, même ceux qui sont supposés les plus rudimentaires. Mais laisse entendre aussi par là la violence de ce processus culturellement vital, même là où l’acculturation pourrait paraître le plus sophistiquée.
La cosmétique soustrait momentanément le sujet à l’ordre naturel de l’univers, pour le réinscrire dans l’harmonie d’un monde humain, dont la violence esthétique le fait échapper à la brutalité du biologique.
2. La médecine comme désesthétisation du corps
Mais dans l’organisation du monde humain, la médecine a affaire à la gestion constante de ce devenir-cadavre du corps, et de la puissance, en toute forme, du retour à la matière. Cette puissance, c’est le chaos du corps, comme potentiel de désorganisation de la matière individuelle. Mais cette menace de la désintégration du corps par la maladie est le suspens même de sa réintégration dans l’ordre cosmique. Comme l’écrit Foucault à l’avant-dernier chapitre de La Naissance de la clinique :
Ce n’est pas parce qu’il est tombé malade que l’homme meurt ; c’est fondamentalement parce qu’il peut mourir qu’il arrive à l’homme d’être malade.
La médecine est donc à la fois tentative d’affronter conflictuellement la mort, et mise à l’épreuve constante du devenir-cadavre en l’homme, réinscription permanente de son corps dans l’ordre biologique que la relation culturelle tend à nier. Et par là même processus ininterrompu de désesthétisation du corps. Elle oblige à faire resurgir ce que tout le dispositif culturel tend à masquer, s’il est vrai que toute culture est un dispositif de réinterprétation de l’ordre naturel dans un devenir communautaire dont le socius consiste précisément en la possibilité pour le sujet d’occulter son devenir-chose, de reconfigurer son devenir-viande dans une incorporation sociale.
De cette occultation du devenir-viande dans l’espace social, témoigne en particulier la gestion des odeurs. L’odeur est ce qui renvoie le sujet à cette permanence en lui du devenir-viande comme à un potentiel cadavérique. Elle dit une vérité du corps-viande, que doit masquer la cosmétique du parfum. La cosmétique est cette soustraction du corps à la désintégration cosmique, qui l’incorpore à son devenir social. Elle donne à la matière physique individualisée une forme culturellement acceptable et collectivement reconnaissable. Elle assure ainsi la visibilité d’un devenir-politique de l’animal humain, dans la gestion des apparences visuelles comme dans celle des odeurs.
La guerre, à cet égard, produit, par la visibilité des morts infligées en masse, une irruption massive et brutale de l’informe, déstructurant la forme du devenir-social. Elle définit, dans la représentation qu’en donne Simone Weil à travers l’Iliade, le fait même d’infliger massivement à d’autres cette brutale désincorporation en choses, et met ainsi en œuvre la force comme activateur de la désocialisation.
Ainsi, l’esthétisation de la guerre, que constitue l’Iliade comme épopée, est une mise en évidence de l’activation de la force comme réduction de l’autre au cadavre. L’esthétisation que produit le poème est fondamentalement, dans cette interprétation, l’expression d’une compassion originelle, et par là même fondatrice et universelle, au devenir-cadavre de l’humanité. Compassion pour l’informe, qui donne sa forme à l’œuvre.
Pour Simone Weil, l’Iliade n’est nullement la manifestation précoce d’une sorte de panhéllénisme, la revendication d’une forme de nationalisme grecque ou la légitimation d’un impérialisme des cités, puisque l’ennemi troyen n’y est nullement discrédité, pas plus que le héros grec n’est survalorisé par rapport au héros troyen. De fait, il n’y a pas de nationalisme de la force, et le texte ne fait éprouver la violence que comme modalité universelle. Le suspens de la violence, comme menace surplombante de la mort, est une spécificité de la condition du vivant en général. Mais ce qui est spécifique de l’humanité, c’est corrélativement la conscience de ce suspens à la fois comme conscience du temps, comme possibilité de la représentation, et comme ouvrant à l’exercice intentionnel de la terreur. Être terrorisé, ce n’est pas craindre quoi que ce soit d’exceptionnel, mais simplement être amené à redouter, dans une visée immédiate et directement intentionnelle, ce qui plane au-dessus de tous comme un futur vague.
3. L’activité médicale dans le double langage de la domination
Or ce devenir-cadavre, que l’exercice de la guerre réalise en masse, et que la mise en œuvre esthétique tente de parer (au double sens de ce terme : faire obstacle et orner), concerne au premier chef l’activité médicale, s’il est vrai, comme l’affirme Foucault dans la conclusion de La Naissance de la clinique, que :
(Dans la culture européenne), la pensée médicale engage de plein droit le statut philosophique de l’homme.
Lorsque Foucault forge, treize ans après la Naissance de la clinique, le concept de « biopolitique », dans son cours au Collège de France en même temps que dans le premier tome de l’Histoire de la sexualité, il acte dans le mot lui-même cette duplicité du pouvoir, qui renvoie le sujet à la condition de sa soumission animale au déterminisme naturel, dans le temps même dans le temps même où il prétend le traiter comme sujet politique.
Ainsi, cette condition profonde, mais non dite et omniprésente, du politique comme inclus dans le biologique et non pas dissocié de lui, du sujet traité sous la menace terrorisante de son devenir-chose, se fait de plus en plus présente par la condition même du progrès. Par le biopolitique, le progrès technique devient ce qui nous assujettit le plus indissociablement à un devenir-viande.
Quelque chose en nous rejette profondément cette représentation de l’autre comme corps, parce qu’il ne peut que s’y projeter, et donc s’y désidentifier, s’y désintégrer comme sujet. Il est conduit à y assujettir ses processus de subjectivation, de façon parfaitement aliénante, méconnaissable dans sa métamorphose en chose.
C’est cette désidentification que produit la planche anatomique, comme représentation du corps-viande. C’est à elle qu’appelle la violence des rites de passage médicaux, intégralement sexualisés, c'est-à-dire identifiés à la force, parce qu’ils sont chargés d’induire dans l’initié la conscience corrélative de sa supériorité comme sujet savant, et de sa choséité comme objet de son propre savoir. La pensée politique de Foucault procède d’un profond dégoût pour ce double langage du biopolitique, qui active le devenir-cadavre de l’objet d’expérimentation dans l’incorporation politique du sujet. Le corps social est pour cette raison même, en permanence imprégné à ses yeux de l’odeur du cadavre des salles de dissection anatomique.
Cette corrélation lie l’expérience de la guerre à celle de la pensée médicale, et demeure le non-dit dont il anticipe la mise en lumière lorsqu’il écrit la fin du chapitre intitulé « Ouvrez quelques cadavres », et consacré à la découverte de l’anatomo-pathologie par Bichat au début du XIXème siècle. Il y cite l’avant-propos de l’Anatomie générale de Bichat, paru en France la même année que la Phénomène de l’esprit de Hegel en Allemagne :
Vous auriez pendant vingt ans pris du matin au soir des notes au lit des malades sur les affections du cœur, des poumons, du viscère gastrique, que tout ne sera pour vous que confusion dans les symptômes qui, ne se ralliant à rien, vous offriront une suite de phénomènes incohérents. Ouvrez quelques cadavres : vous verrez aussitôt disparaître l’obscurité que la seule observation n’avait pu dissiper.
Et il termine le chapitre sur ce double oxymore :
La nuit vivante se dissipe à la clarté de la mort.
Si donc à ses yeux la pensée médicale engage de plein droit le statut philosophique de l’homme, c’est bien par la crudité de cette lumière jetée sur la mort : l’éclairage que donne au corps le potentiel en tous de l’homme comme chose. Mais ce que La Naissance de la clinique présente comme un éclairage initiatique, La Volonté de savoir le montrera comme la puissance diffuse d’un obscurantisme politique : le motif même d’un assujettissement par le corps, à travers les techniques du biopouvoir. Pas de guerre, peu de violence disciplinaire ; mais un puissant système de diffusion du contrôle. Pas de souveraineté surplombante, mais la circulation omniprésente d’un régime de visibilité sans échappatoire. L’émergence du biopolitique, c’est cette mort du sujet infusée dans tous les actes de sa vie civile : un système assurantiel dont la réduction au cadavre n’était que l’anticipation.
II. LE DEVENIR-ANIMAL COMME NÉGATION DU DEVENIR-CHOSE
1. Un concept héraclitéen du polemos
En 1980, Deleuze et Guattari publient Milles plateaux, présenté comme le second tome de Capitalisme et schizophrénie, dont le premier tome est L’Anti-Œdipe, paru en 1972. Le chapitre 10 s’intitule : « 1730. Devenir-intense, devenir-animal, devenir-imperceptible ». 1730 est la date où selon une citation dont ils ne donnent pas la source, « on n’entendit plus parler que des vampires ».
Le chapitre se divise en quatorze séquences :
- Souvenirs d’un spectateur
- Souvenirs d’un naturaliste
- Souvenirs d’un bergsonien
- Souvenirs d’un sorcier, I
- Souvenirs d’un sorcier, II
- Souvenirs d’un sorcier, III
- Souvenirs à un spinoziste, I
- Souvenirs d’un spinoziste, II
- Souvenirs d’une heccéité
- Souvenirs d’un planificateur
- Souvenirs d’une molécule
- Souvenirs du secret
- Souvenirs et devenirs, points et blocs
- Devenir musique.
Le concept du devenir engagé ici est profondément héraclitéen, présent dans la pensée de Deleuze et Guattari comme dans celle de Bergson, et, de façon plus radicale, de Nietzsche. Mais il intègre en outre ici une autre dimension spécifiquement héraclitéenne : celle du polemos : la guerre comme principe vital, le conflit générateur d’un ordre qui n’est pas un ordre, mais une multiplicité d’agencements dont la fluidité mobilise de perpétuelles reconfigurations. C’est ce que montre en particulier ce passage du chapitre, où les devenirs-animaux sont associés aux stratégies guerrières :
L’homme de guerre a tout un devenir, qui implique multiplicité, célérité, ubiquité, métamorphose et trahison, puissance d’affect. Les hommes-loups, les hommes-ours, les hommes-fauves, les hommes de toute animalité, confréries secrètes, animent les champs de bataille. Mais aussi les meutes animales, qui servent aux hommes dans la bataille, ou qui la suivent et en tirent profit. Et tous ensemble répandent la contagion. Il y a une ensemble complexe, devenir-animal de l’homme, meutes d’animaux, éléphants et rats, vents et tempêtes, bactéries qui sèment la contagion. Une seule et même Furor.
La guerre a comporté des séquences zoologiques, avant de se faire bactériologique. C’est là que les loups-garous prolifèrent, et les vampires, avec la guerre, la famine et l"’épidémie. N’importe quel animal peut être pris dans ces meutes, et dans les devenirs correspondants ; on a vu des chats sur les champs de bataille, et même faire partie des armées.
C’est pourquoi il faut moins distinguer des sortes d’animaux que des états différents, suivant qu’ils s’intègrent dans des institutions familiales, dans des appareils d’Etat, dans des machines de guerre, etc. (et la machine d’écriture, ou la machine musicale, quel rapport ont-elles avec des devenirs-animaux ?).
Pour Deleuze et Guattari, un tel concept du devenir-animal se veut une machine de guerre politique contre l’idée même d’Etat comme totalité fixe, ontologiquement stable. Mais elle passe nécessairement par une représentation du corps comme inassignable. Inassignable à un statut, à une position, à un fondement subjectif, à une représentation. Dissémination, déterritorialisation, rhizome, sont destinés à faire disparaître le corps comme entité, pour le renvoyer à la dynamique de ce qu’ils nomment « heccéité » : quelque chose qui se manifeste, mais qu’on ne peut désigner. En quelque sorte, une réponse stratégique à l’analyse foucaldienne du biopolitique : c’est précisément parce que le biopolitique se définit comme puissance de contrôle, que le devenir-animal s’affirme comme puissance d’incontrôlable. Une dynamique d’échappement qui fait pièce à la statique absorbante du pouvoir.
2. Les perversions du concept : reconversion du guerrier en militaire
Un petit ouvrage récemment paru fournit cependant un exemple, aussi sidérant qu’éclairant, de l'usage qui peut être fait des concepts deleuzo-guattariens. Publié en traduction française, en mars 2008, aux éditions de La fabrique, il s'intitule A travers les murs, L'architecture de la nouvelle guerre urbaine. Ecrit par un architecte, Eyal Weizman, il est centré sur des entretiens avec des responsables de l'état major israélien. Lecteurs passionnés de Mille Plateaux, ceux-ci en ont fait un outil conceptuel et stratégique pour mettre au point leur tactique militaire dans les territoires palestiniens occupés. "Ne suscitez pas un Général en vous !", est-il écrit dans l'introduction de Mille Plateaux. Des généraux réels ont étrangement inversé l'injonction pour susciter en eux-mêmes des tacticiens.
Tout à coup, l'espace urbain cesse d'être un espace d'expérimentation des sujets sur l'environnement pour devenir un espace d'expérimentation sur les sujets, expérimentation dans laquelle des concepts philosophiques sont instrumentalisés comme opérateurs sur les corps, et dont le résultat est une nouvelle forme, plus subtile, de l'extermination. Une armée devenue nomade se dissémine sur un territoire disloqué, dont toutes les fonctions urbaines ont été inversées. Et cette vitesse que célébrait le "traité de nomadologie", cette célérité ininterrompue de la circulation et de la propagation d'une dynamique vitale par le devenir animal des corps, dans un processus de déterritorialisation, devient vitesse de propagation de la mort.
Ainsi une œuvre élaborée de façon polémique, comme une "machine de guerre" mentale destinée à affronter les "appareils d'Etat", à contourner l'ordre établi et ses logiques de domination, se pervertit-elle en une machine de guerre militaire, pour établir et imposer ces mêmes logiques étatiques de domination. Et l'ouvrage de Weizman montre comment, en particulier, les concepts d'essaimage, de nomadisme, de rhizomes et de dissémination deviennent, entre les mains d'un état-major instruit, une authentique "machine de guerre" contre la population palestinienne. Dans un espace rendu "lisse" par le dynamitage des murs, des essaims de soldats vont circuler librement, en violation permanente des espaces privés désormais ouverts au passage. Tous les principes subversifs de déterritorialisation, issus du devenir-animal du corps, sont ainsi pervertis en stratégies de domination militaire, soumettant le tissu urbain à un processus radicalement violent de déconstruction.
Weizman montre du reste qu'au sein même de l'armée israélienne, la mise en œuvre d'un tel concept n' a cessé de se heurter à des réticences, à des accusation d'intellectualisme, jusqu'à ce que la défaite de cette stratégie au Liban dans l'été 2006 y mette fin. Mais cet échec ne peut pas faire oublier ce qui demeure de fondamentalement bouleversant dans l'usage effectivement meurtrier d'un concept de guerre élaboré comme résistance aux puissances de mort. Non plus que dans l'usage radicalement étatique d'un concept de la subversion, qui interroge et oblige à déplacer toutes les formes de la représentation.
3. La question du visage
Mais, pour Deleuze et Guattari, en même temps que se manifeste l’indifférenciation qui devrait permettre que se diluent les volontés d’assujettissement, le corps s’éprouve lui-même comme « corps sans organes », selon la formule d’Antonin Artaud, c'est-à-dire aussi bien désorganisé comme structure subjective, qu’inorganisable comme partie d’un corps social.
Le concept du devenir-animal, lié aussi bien au devenir-intense qu’au devenir-imperceptible, vise à déjouer tous les processus d’assignation politique, à commencer par le concept de sujet qui fonde, à partir de Descartes, la pensée de la modernité.
Dans l’introduction, de l’Archéologie du savoir, Foucault écrivait en 1969 :
Plus d'un, comme moi sans doute, écrivent pour n'avoir plus de visage. Ne me demandez pas qui je suis et ne me dites pas de rester le même : c'est une morale d'état-civil ; elle régit nos papiers. Qu'elle nous laisse libres quand il s'agit d'écrire.
N'avoir plus de visage est exactement ce que vise le chapitre de Mille plateaux sur la visagéité :
Si l’homme a un destin, ce sera d’échapper au visage, défaire le visage et les visagéifications, devenir imperceptible, devenir clandestin, non pas par un retour à l’animalité, ni même par des retours à la tête, mais par des devenirs-animaux très spirituels et très spéciaux, par d’étranges devenirs en vérité qui franchiront le mur et sortiront des trous noirs, qui feront que les traits de visagéité même se soustraient enfin à l’organisation du visage, ne se laissent plus subsumer par le visage, taches de rousseur qui filent à l’horizon (…).
Et plus loin :
Ces mouvements sont des mouvements de déterritorialisation.
On voit bien ici comment cette défection du visage, liée à une dynamique du devenir, est au cœur du devenir-animal comme volonté de désidentification : non pas un geste psychologique ou intersubjectif, mais un geste politique d’échappement à ce que Foucault appelle la morale d’état-civil, dont on trouve évidemment les fondements dans la photo d’identité. Le visage fait signe de l’assujettissement du corps, comme le montre à l’évidence la photo policière de Bertillon au XIXème siècle. Et le devenir-animal est ici précisément ce qui défait le visage pour ouvrir la dynamique du corps.
Mais, on le voit aux taches de rousseur qui filent à l’horizon, le devenir-animal est tout aussi bien un devenir-plante qu’un devenir-paysage : ce qui fait éprouver en soi la rupture avec l’identité, fait éprouver par là-même l’indifférenciation du corps, le sentiment de la continuité, de la circulation dans le devenir des heccéités. Raison pour laquelle, dans le concept de l’Anti-Œdipe tel que le forgent Deleuze et Guattari, la schizoanalyse occupe la place centrale : ce qui constitue l’anomalie du comportement social et de la vie de relation, s’affirme ici au contraire comme la perception la plus juste d’un être-au-monde, et ce qui permet de l’approcher.
III. USAGE ESTHETIQUE DE L’ARCHIVE POUR REPRÉSENTER LE DEVENIR-CHOSE :
Gerhard Richter, 18 OCTOBRE 1977.
En 1988, un an avant le début du processus de réunification de l’Allemagne qui s’achèvera en 1990, Gerhard Richter, peintre allemand passé de L’Est à l’Ouest en 1961, cinq mois avant la construction du mur de Berlin, réalise une série de peintures à l’huile sur toile intitulée 18 octobre 1977, se référant à des événements qui ont eu lieu entre le 1er juin 1972 et le 27 octobre 1977. Y ajoutant un élément référé à une image de 1970. Quinze tableaux en tout, tous en noir et blanc, tirés de photos d’archives policière, ou de photos de presse parues dans le magazine Stern.
Les images-sources de ces tableaux figurent toutes dans l’archive de son propre travail, contenant des photos de toute provenance, personnelle et publique, depuis 1962. Publiée sous le nom d’Atlas en 2006, cette archive elle-même, constituant une œuvre, a été exposée en particulier à la Documenta X de Kassel en 1997.
C’est ce rapport complexe et abyssal de l’œuvre peinte à l’archive photographique qu’on veut interroger ici, en tant qu’il saisit de manière particulière les conditions qui nouent l’esthétique au politique dans un travail de la représentation.
1. La série et l’archive de l’Atlas
Richter, né en 1932 à Dresde, vit comme expérience de l’enfance à l’âge adulte, la traversée allemande de la montée du nazisme, de la guerre « chaude » et des processus d’extermination, de la guerre « froide », des ambivalences de la « dénazification », de la partition Est-Ouest, de l’émergence des revendications du mouvement étudiant, et des phases de la lutte armée, puis des non-dits de la réunification entre les deux Allemagne.
Spectateur de ce que l’image, dans son sens le plus large, peut en montrer ou en masquer, mais acteur aussi de ce que l’art peut en porter, il interroge le caractère indiciel de l’archive en croisant dans l’Atlas les photos de famille, les images policières et le photojournalisme, aussi bien que les photos de ses propres œuvres ou de leur modèle, dans l’ordre de leur intégration chronologique.
Celle-ci suppose aussi toujours des formes d’anachronie, qui font resurgir le passé à l’intérieur du présent, et le feuilletage même de l’Atlas, comme un feuilletage d’archives, provoque ce trouble non seulement des interrelation entre des thèmes ordinairement dissociés, mais des analogies de traitement entre des images dont les sujets sont apparemment sans commune mesure.
L’archive de l’Atlas n’est ni une simple accumulation d’images, ni une cristallisation de la mémoire esthétique au sens donné par Warburg, ni un musée imaginaire au sens donné par Malraux. C’est bien plutôt un matériau de travail, un donné visuel qui fait œuvre, non seulement par la sélection qu’il opère, mais par le statut spécifique, en termes d’ordre, en termes de dimension, en termes d’avoisinement, donné à chaque image dans le livre. Comme si Richter offrait à parcourir, en même temps qu’un montage du milieu iconographique où il opère, un pré-montage des constructions de son univers esthétique. Les images-sources s’intégrent dans son œuvre en même temps qu’elles l’anticipent, et c’est de ce fait aussi un work in progress, puisque les nouveaux apports en modifient les versions successives.
Dans l’Atlas, les images-sources de 18 octobre 1977 font suite à des photos de peinture de paysage, et précèdent des croquis d’architecture de sa propre maison. Mais en outre, elles sont traitées à la photocopieuse, avec des floutés qui permettent à peine de les reconnaître. Très clairement, même dans le traitement photographique qu’en donne l’Atlas, Richter refuse de leur donner le statut d’éléments d’enquête au sens policier du terme, ou de stimulants du voyeurisme au sens photojournalistique du terme.
18 octobre 1977 est la date où sont découverts, chacun dans leur cellule respective du Quartier de Haute Sécurité de la prison de Stammheim, les corps d’Andreas Baader, Jan-Carl Raspe et Gundrun Ensslin, les deux premiers morts par balle et la troisième par pendaison. Le suicide est la version officielle de ces trois morts, démentie par Irmgard Möller, découverte le même matin percée de coups de couteaux auxquels elle survit, et qui affirme un assassinat d’Etat. Tous appartiennent à la Fraction Armée Rouge, née au tournant des années soixante-dix et déclarée auto-dissoute en 1998, après des alliances avec Action directe en 1985 et avec les Brigades rouges en 1988.
Le 27 octobre 1977, l’enterrement de Baader, Ensslin et Raspe met fin symboliquement à ce moment historique de la lutte armée qualifiée de « terroriste » dans l’Allemagne des années soixante-dix. C’est l’image de ce moment qui clôt la série de Richter.
Quelle est la position de Richter ? Il n’est pas militant politique, ni apparenté de près ou de loin à la RAF. Il n’est pas photographe, et encore moins photojournaliste. Il est peintre, et il vise à dire par la peinture ce que la photographie ne peut pas dire : un statut de l’image dans son rapport au temps, qui inclut le medium photographique comme moyen, comme moment de son élaboration. Mais aussi comme objet réflexif questionnable ne tant que source d’information, de manipulation, de création.
Dans l’Atlas, les images d’archive de 1972 à 1977, engrangées en 1989, c'est-à-dire un an après la réalisation des tableaux, sont floutées au point d’être quasiment indiscernables. Richter y reprend par exemple les photos des membres de la RAF telles qu’elles étaient diffusées, soit dans la presse, soit sur les affiches d’appel à délation. Mais il est impossible d’y reconnaître un personnage. Tout au plus quelques éléments de coiffure, de barbe ou de moustache, dont les indices ne peuvent être reconnaissables que pour quelqu'un qui a déjà vu les photos.
Quel est donc le statut originel de ces photos ? Ce sont des icônes de l’image de presse, divulguées à satiété dans la propagande anti-terroriste quotidienne, comme le seront trente-cinq ans plus tard les photos d’Oussama Ben Laden. Richter produira du reste, en 2005, une autre œuvre à partir du 11 septembre 2001. Mais en même temps, ce sont les affiches des photos d’identité placardées au mur par la police sur le mode « Wanted », en vue de susciter la dénonciation. Richter travaille ces images iconiques de statuts différents, prises à des moments différents, en tableaux de format similaire et de couleur identique. Et même, à certaines qui étaient en couleurs (celle du tourne-disque et de la bibliothèque dans la cellule de Baader, saisies pour les archives de la police puis diffusées par la presse), il donne le modelé plus historiquement archival du noir et blanc.
Si, dans l’Atlas, les photos ayant trait à la RAF s’inscrivent entre des paysages et des croquis d’architecture, dans la réalité de leur production picturale, en 1988, elles font suite à des portraits de sa fille et sont suivies par de la peinture abstraite. Et l’un des tableaux de la série, une des deux images de Gundrun Ensslin pendue dans sa cellule, sera partiellement recouvert d’un à-plat de peinture blanche posée au racloir, prenant l’allure de ses tableaux abstraits. Elle sera alors, par son sujet rendu méconnaissable, dissociée de la série, et prendra le nom de Couverture, avec toutes les connotations qui y sont adjointes : celle du recouvrement du temps sur les événements, mais aussi celle du geste respectueux qui cache le cadavre au regard, ou encore celle qui referme, comme un rideau de théâtre occultant, la couverture effectivement suspendue, à l’avant-plan de l’ouverture à laquelle est pendu le corps.
Sans cesse donc, c’est avec le temps que joue ici l’œuvre, resserrant une chronologie diffuse sur une date unique, mais aussi dissociant et réassociant les temporalités de l’image à sensation dans son actualité immédiate, de l’image d’archive dans ce qu’elle prétend conserver comme éternisation de la mémoire, et de l’image réflexive telle que la donne à penser le tableau. Enfin, jouant de ces effets de trouble chronologique dans le trouble provoqué par le flouté de l’image. Un flouté qui ressemble au bougé d’une photo mal déclanchée, alors que les photos-sources sont parfaitement nettes. Et qui nous renvoie de ce fait à un effacement temporel.
Richter nous montre des sujets considérés comme de dangereux assassins, et qui ont fait en tant que tels la une des journaux. Mais de façon telle que la traque dont ils sont l’objet, policièrement et médiatiquement, apparaît elle-même comme un assassinat. Et cet assassinat comme celui d’une génération.
2. L’inscription des corps dans la chronologie des événements
1. Dans l’ordre chronologique, l’image-source du premier tableau de la série date de la charnière des années soixante-dix. Il s’intitule Portrait de jeunesse. C’est un portrait, type studio Harcourt, d’Ulrike Meinhof, à l’époque où, jeune journaliste, elle avait écrit le scénario du film Mutineries, sur la révolte de jeunes filles incarcérées en centre fermé. L’effet de clair-obscur, l’arrondi des joues, le nébuleux de la texture, la renvoient à la dimension intemporelle d’un portrait de jeune fille à la Vermeer.
2 – 3. L’image-source des deux tableaux suivants date du 1er juin 1972. C’est l’arrestation de Baader, Meins et Raspe à Francfort. Les tableaux s’intitulent Arrestation 1 et Arrestation 2. Dans la presse à l’époque sont parues les images de Holger Meins, contraint de se mettre à nu en public, et embarqué. Le tableau montre seulement quelque chose comme un angle d’immeuble et un trottoir de parking, où l’on n’est pas bien sûr d’entr’apercevoir des silhouettes. Le cadrage et la lumière diffèrent dans les deux tableaux, qui apparaissent comme des œuvres quasiment abstraites.
Gudrun Ensslin et Ulrike Meinhof seront arrêtées dans le courant du même mois.
Holger Meins mourra en prison deux ans et demi plus tard, des suites d’une grève de la faim. Des photos en figurent dans l’Atlas, mais aucune n’est utilisée dans la série.
4 – 5 - 6. L’image-source des trois tableaux suivants date du courant du mois de juin 1972. Ce sont trois photos policières de Gudrun Ensslin, prises dans les jours qui ont suivi son incarcération. Les tableaux s’intitulent Confrontation 1, 2 et 3. Ensslin arrive, puis fait face et se met de profil, comme dans une séquence cinématographique, avec un sourire parfaitement étrange dans la circonstance où elle se trouve. Les trois tableaux recadrent les images-source, ne laissant apparaître que le buste du personnage, là où la photo policière montrait le corps entier, mal fagoté, les jambes grêles dépassant de la jupe et la main sortant de la poche la plaque d’identification policière. Les trois tableaux successifs transforment ainsi la séance d’identification en une véritable confrontation à l’autorité, dans l’émergence lumineuse d’un visage à la provocation rayonnante.
7 – 8 – 9. L’image-source de la série des trois suivants date du 9 mai 1976. C’est une photo, publiée dans le Stern un mois plus tard, en juin, de la tête d’Ulrike Meinhof. Il s’intitule Morte : une tête vue de profil, couchée comme dans les photos de morceaux de cadavres réalisées par Géricault à la morgue, après exécution. La marque la plus visible sur l’image est celle qui traverse le cou : Meinhof est morte par pendaison, déclarée comme un suicide. Les trois images sont cadrées différemment, et différemment floutées, comme dans des tentatives successives d’approche et d’éloignement, pour tenter de saisir ce que l’objet refuse d’offrir à la prise visuelle. L’année même où il peint cette série, juste avant, Richter peint la tête couchée de sa fille. Et un an plus tard, il prendra des photos de lui-même à moitié déshabillé, accroupi puis recroquevillé dans l’angle d’une pièce sale et nue.
Toutes les images-source des tableaux suivants datent du 18 octobre 1977.
Le critique d’art Achim Borchardt-Hume en résule ainsi les événements, dans un texte sur la peinture de Richter des années quatre-vingt, intitulé « Ne te retourne pas » :
Cette journée débuta par l’assaut mené contre l’avion Landshuht de la Lufthansa, détourné à Mogadiscio par des terroristes qui exigeaient la libération immédiate des membres emprisonnés de la Fraction Armée Rouge, et s’acheva par la mort de trois de ses chefs de file dans le quartier de haute sécurité de la prison de Stammheim à Stuttgart, suivie le lendemain par l’assassinat brutal de Hanns-Martin Schleyer, le patron des patrons allemands, qui avait été détenu en otage par la RAF durant quarante-trois jours.
10. Le premier tableau s’intitule Pendue, et on y distingue à peine une silhouette verticale pendue à une fenêtre. C’est celle de Gudrun Ensslin, dont le sourire éclatait dans les images de la Confrontation, et dont le corps longiligne semble de prime abord debout, avant qu’on ne décèle que les pieds ne touchent pas le sol. Comme le dit Richter, les tableaux de cette série se répondent les uns les autres. L’analogie s’établit immédiatement entre le parallèle Ensslin souriant face à l’objectif policier / Ensslin pendue, et le parallèle visage de Meinhof sur son portrait / tête de Meinhof morte, portant les stigmates de sa pendaison. La couverture qui pend à l’avant-plan en redouble la mise en abyme.
11 – 12. Les deux tableaux suivants s’intitulent Abattu par balles 1 et 2. L’image source en est la photographie prise par la police à la découverte du corps d’Andreas Baader trouvé mort dans sa cellule. Elle a été publiée dans le Stern en 1980. Le visage n’est identifiable sur aucun des deux tableaux, les détails étant paradoxalement plus effacés sur le second, peint pourtant en plan plus rapproché. Le corps occupe sur le premier la diagonale de l’image ; sur le second, il la barre horizontalement. Le parallèle se fait ici avec la scène d’arrestation initiale. L’angle des deux immeubles est devenu celui d’une pièce.
Les deux tableaux suivants sont vides de personnages. Les images-source en sont les archives de la police.
13. Le premier représente la cellule de Baader, dont un mur est couvert par une bibliothèque face à laquelle un manteau suspendu évoque la vision précédente de la pendaison d’Ensslin. Les trainées de pinceau verticales accentuent l’effet d’imprécision des détails dans l’image, et la géométrie de l’ensemble.
14. Le second figure le tourne-disque retrouvé dans la cellule, à son emplacement, où il est supposé avoir caché l’arme qui a tué Baader. Deux éléments de la scène du crime, supposé être un suicide.
15. Le dernier tableau a pour image-source une photo prise le 27 octobre 1977, lors de l’enterrement de Baader, Ensslin et Jan-Carl Raspe, arrêté en même temps que Baader et tué en même temps que lui. C’est le plus grand format de la série (200 / 320), et le bougé de l’image accentue l’impression de la foule et la sensation de son mouvement, tandis que sa massivité connote la pesanteur du recueillement. Aucun personnage ne se détache, ce qui donne une représentation solidarisée de l’ensemble.
Richter affirme la valeur emblématique de ce tableau comme clôture, à la fois dans cette série, dans son œuvre et dans l’histoire de l’Allemagne :
En outre, ce travail a bien sûr, pour moi aussi, un caractère de séparation radicale. Il met un terme à ce que j’ai entrepris dans les années soixante (peintures d’après photos noir et blanc) sous forme d’un résumé condensé ne permettant aucun prolongement. (…) il ne s’agit évidemment pas d’un acte conscient, mais d’un processus d’effondrement et de reconstitution qui se déroule presque automatiquement et que l’on ne perçoit qu’ultérieurement.
Au moment où les représentations de cet ensemble d’événements et de ses acteurs oscillent entre la diabolisation, la frénésie voyeuriste et l’iconolâtrie, Richter tente non pas dans ce qu’il faut en comprendre ou en traquer, mais dans ce qui peut résonner avec une forme de son travail. Il tente de ressaisir ce processus d’effondrement et de reconstitution que Sebald dégage de l’histoire de l’Allemagne à partir de son ouvrage De la destruction comme élément de l'histoire naturelle.
3. Les choix esthétiques dans leur intention polémique
Comprendre cette position, c’est ressaisir l’œuvre de Richter dans le moment où elle émerge à la fin des années soixante, tendue entre la prééminence du Pop Art américain et les propositions radicales de Joseph Beuys et du mouvement Fluxus en Allemagne. Richter écrit de cette époque :
En 1961, quand je suis arrivé chez Götz à Düsseldorf (et donc à l’Ouest), j’étais désemparé, presque désespéré. Il me fallut attendre de rencontrer Fluxus et le Pop Art pour que je me libère.
Sa libération esthétique est double : elle se fait en se dégageant à la fois du réalisme socialiste imposé en RDA qu’il vient de fuir, et des emphases de l’expressionnisme issu de l’influence de Beckman à l’Ouest. À ce moment de rupture dans sa propre histoire, l’ironie concentrée de Beuys, son minimalisme sensoriel, et à l’inverse l’inscription déterminée dans le contemporain des pop artistes marqués par les propositions de Duchamp, lui ouvrent un nouvel espace créatif.
Mais dans l’ironie du rapport iconique à l’image de magazine, telle que la pratiquent les pop artistes, et Warhol en particulier, il décèle les formes d’aliénation à la propagande publicitaire, que l’image de presse relaie. Et là se modèle son rapport aux représentations possibles ou non pour lui de la RAF. La culture pop s’approprie les icônes révolutionnaires comme des stars de cinéma ou des produits marchands. Che Guevara, Mao Tse Toung, Agela Davis, renvoyés à la surface médiatique de leur image, sont adorés comme icônes autant que vidés du sens de leur combat.
Le traitement que Richter donne des figures d’Ulrike Meinhof, de Gudrun Ensslin ou de Baader lui-même est à l’encontre de cela. Et il décrit ce refus comme un processus de destruction des constructions publicitaires, telles que le pop art au contraire les conforte :
Tout ce que l’on peut imaginer, toutes ces âneries, sottises, constructions faciles et spéculations, inventions stupéfiantes, criardes, ces confusions surprenantes – ce que nous sommes obligés de voir des millions de fois par jour, cette misère médiocre, ce bricolage arrogant – je l’éjecte de mon corps en le peignant, je l’éjecte de ma tête quand je commence un tableau ; ce sont mes tréfonds, et je leur fais un sort dès les premières couches de peinture que je détruis une à une jusqu’à ce que cette niaiserie facile soit anéantie. À la fin, j’ai donc une œuvre de destruction.
Tout ce que nous sommes obligés de voir des millions de fois par jour à la une des magazines, c’est ce que 18 octobre 1977 tente d’évacuer par un usage des photos de magazine qui les renvoie à leur origine archivale et leur fait perdre leur clinquant voyeuriste. C’est ici que prend son sens l’usage du flou et du noir et blanc, et d’un art proche du passage à l’abstraction :
J’estompe pour rendre l’ensemble homogène, pour que tout soit d’égale importance et sans importance. J’estompe pour que rien n’ait l’air léché, artistique, mais pour que ce soit technique, lisse et parfait. J’estompe pour que tous les éléments s’interpénètrent. J’estompe peut-être aussi le trop et le superflu en informations anodines.
Richter ne veut faire des membres de la RAF exterminés ni des héros ni des martyrs. Il refusera par exemple d’utiliser les photos terrifiantes du cadavre de Holger Meins après trois grèves de la faim successives. Et il dit des photos des camps de la mort :
Quand j’avais vingt-cinq ans, les photos d’Auschwitz m’avaient bouleversé. Je les ai collectionnées, photographiées jusque vers trente-cinq ans, ensuite j’ai essayé de les peindre mais j’ai dû y renoncer. Puis curieusement, et apparemment par cynisme, je les ai réunies dans V Atlas …
Que vise-t-il donc dans ce travail de l’image, qui n’est ni de l’ordre de l’hagiographie révolutionnaire, ni de l’ordre du martyrologue chrétien (comme le sera, par exemple, le film Hunger de Steve Mac Queen sur la grève de la faim de Bobby Sands en Irlande), ni de l’ordre de la starisation pop artiste, et ne procède pas davantage d’une volonté d’enquête historique, politique ou judiciaire ? Il le dit dans des notes écrites l’année même de la production de ce travail :
J’étais impressionné par l’énergie, le refus total de compromis et le courage extrême des terroristes. (…) La mort des terroristes et tous les événements qui, dans ce contexte, se sont déroulés, avant et après, étaient d’une brutalité qui me touchait et qui, même si je le refoulais, me préoccupait comme un problème dont on ne vient pas à bout.
Un problème dont on ne vient pas à bout. C’est là précisément le sens politique d’un travail qui ne se veut nullement engagé dans un combat politique, et touche pourtant à une histoire collective dont il ne veut et ne peut pas se défaire.
Ce que j’ai choisi, c’est un malheur exceptionnel.
Qu’est-ce qui est exceptionnel ?
D’abord l’ambition de ces gens, leurs revendications universelles et non individuelles, cette motivation supérieure, donc idéologique. Puis cette force énorme, ce pouvoir effrayant de l’idée qui va jusqu’à la mort.
Le drame de ces personnes n’est)-il pas d’avoir tenté d’être des acteurs, d’avoir refusé de se résigner à l’impuissance ? N’est-ce pas le noyau positif mais caché de ces hommes ?
Oui, exactement, c’est l’autre face, celle que je discerne en dépit de mon scepticisme. Le moment d’espoir qui doit aussi apparaître dans les tableaux.
A la violence du double langage étatique, dont il n’a cessé d’être témoin à l’Est comme à l’Ouest, Richter oppose cette force énorme qui se dégage de l’action revendicatrice, et qu’il interroge comme une énigme dans le retraitement pictural des images d’archive, par le montage d’un dispositif esthétique qui lui donne sens dans l’espace même de son exposition. Comme un manifeste dénonciateur à la fois des constructions médiatiques de la presse inféodée au pouvoir policier, et de leur redoublement distancié dans les ironies du Pop Art.
4. La séquence comme matrice d’un devenir politique
Ce qui mobilise l’intention créatrice de Richter dans ce travail n’est pas la justification ou non du recours à la violence contre l’Etat, mais bien plutôt la caractérisation de tout Etat (tyrannique comme celui qu’il a fui ou officiellement démocratique comme celui dans lequel il vit), en tant que, selon l’expression de Weber, « monopole de la violence politique », c'est-à-dire de l’exercice de la terreur. Et l’interprétation des images d’archive dans la série des tableaux se fait sur ce fond gris, la chape de ces « années de plomb ». Le cycle ouvert par le visage de la jeune fille se ferme sur une immense scène d’enterrement.
L’œuvre de Richter évite les deux écueils propagandistes du martyrologue hagiographique qui présenterait en victimes sacrificielles des sujets qui sont d’abord des combattants menant une lutte armée, et de la starification publicitaire qui présenterait en icônes dépolitisées de la jeunesse rebelle des sujets dont le sens du combat lui-même aurait été soigneusement effacé, sur le modèle négationniste des posters de Che Guevara.
Il choisit plutôt de questionner l’archive comme matrice possible d’une représentation de soi, individuelle dans les visages reconnaissables des acteurs de ce moment, et collective dans la présence massive de la foule à l’enterrement, en contraste avec le vide sur l’image des lieux de l’arrestation. « Archè » en grec signifie le commencement, la matrice originelle d’un devenir, et en ce sens non pas une matière réelle et actualisée, mais la source d’une puissance, un potentiel qui donne son orientation au devenir collectif. Il est clair que pour Richter, l’événement l’intéresse en ce qu’il fait lui-même archive, c'est-à-dire matrice. L’image de l’enterrement telle qu’il a choisi de la représenter est en ce sens ambivalente : mettant en scène la fin d’une période, en même temps que la disparition de ceux que d’autres images nous ont montrés vivants, elle suggère à peine le mouvement central des cercueils et met au premier plan les remous de la foule. Quelque chose qui bouge et semble en devenir.
De ce commencement possible témoigne aussi la figure centrale d’Ensslin affrontant d’un sourire la police dont elle est prisonnière, avant de tourner un profil qui paraît descendre vers ce qui l’attend : l’image Pendue. Richter le dit :
Il est possible que ces tableaux suscitent des interrogations sur le message politique ou la vérité historique. Ces deux point de vue de m’intéressent pas. Et bien que ma motivation soit probablement sans importance pour le résultat, j’essaie ici de la définir comme étant l’articulation verbale et parallèle d’une opinion et d’une consternation. La réalité peut être conçue comme absolument inacceptable. (…) Elle nous blesse, maltraite et tue. Elle est injuste, impitoyable, absurde et sans espoir. Nous sommes à sa merci. Et nous sommes cette réalité.
(…) Je ne sais pas exactement si ces images « interrogent » ; elles suggèrent plutôt une contradiction, à cause de l’absence d’espoir et de la détresse qui résident en elles, à cause de leur impartialité.
L’impartialité de l’archive, donnée par la neutralité du gris, ne signifie nullement une désaffectation, mais plutôt une manière d’entrer en contact avec les ambivalences du réel, les éléments contraires du potentiel dont il est porteur. Raison pour laquelle Richter choisit de faire vivre dans la peinture l’apparente neutralité du document d’archive, comme porteur d’un effet de violence plus intensément diffuse et concentrée que l’énergie picturale de l’expressionnisme :
Je voulais rendre cette ressemblance avec la photo. Faire passer cette crédibilité qu’expriment les tirages en noir et blanc. Ils ont un aspect documentaire, on y croit davantage qu’aux autres illustrations.
Comme il l’écrit dans un autre texte :
Si j’ai peint des photos, c’est uniquement pour n’avoir aucun point commun avec cet art de la « peinture » qui fait obstacle à toute contemporanéité.
L’image d’archive, parce qu’elle est un travail de l’origine et du commencement, entre au cœur de ce que Foucault appelait « notre actualité » : ni un effet de mode, ni une vérité profonde et ontologique qui serait à dévoiler dans un régime de l’aveu, mais la constante d’une interrogation sur la trace. En ce sens, elle en dit moins sur notre passé que sur notre devenir, elle constitue moins une mémoire qu’un effet projectif. Elle appelle ainsi non pas à la nostalgie, mais à des formes nouvelles de mobilisation. Ensslin devant la police, comme une reconfiguration ironique et narquoise de Jeanne d’Arc devant ses juges.
La liquidation des membres originels de la RAF Baader, Enslin et Raspe entraînera le jour même du 18 octobre 1977 l’exécution, par d’autres membres du groupe, de Hans Martin Schleyer. Dirigeant de plusieurs organisations patronales et ancien SS responsable de la politique d’extermination nazie lors de l’occupation de la Tchécoslovaquie, il avait été enlevé par la RAF un mois et demi pus tôt.
Dans un entretien de 1989, le critique d’art Jan Thorn-Pricker demande à Richter, à propos de 18 octobre 1977, s’il a également songé à peindre les victimes du terrorisme, Hans Marin Schleyer par exemple. La réponse de Richter est éloquemment laconique : Jamais !
Et la seule formulation de la question montre à quel point le déni de l’histoire, sous la forme de la présentation d’un ancien SS exclusivement comme victime, est violemment ancré dans la représentation communément médiatisée des événements. C’est cette évidence de la volonté négationniste que pointe le militant théoricien Rudi Dutschke lorsqu’à la suite de Marcuse il désigne la forme prise par les sociétés démocratiques comme une « tolérance répressive ».
Une large part du travail de Richter sur l’archive, comme le montrent les séries de son Atlas, consiste précisément à montrer les filiations entre le passé nazi de l’Allemagne et son présent, et la réémergence incessante du passé dans le présent à travers l’élément d’archive que constitue la photo de famille. C’est ainsi qu’il a peint en 1965, sur le même mode du noir et blanc flouté, la photo d’Oncle Rudi en uniforme de jeune officier nazi.
Mais cette conscience du contemporain est aussi projective, puisqu’il il peindra sa fille, cette même année 1988 où il peint la série 18 octobre 1977, sur des modes de représentation similaires à ceux de Meinhof, et se met lui-même en scène, dans une forme de performance photographique à la Beuys, sous la figure des images d’archive d’un prisonnier.
La violence esthétique de l’archive vient précisément de ce qu’elle suscite l’originel en nous. Quelque chose qui n’est pas de l’ordre de l’encombrement poussiéreux des images, mais de son exact contraire : une sélection, un montage, une reconstruction impliquant le spectateur dans la puissance de ses effets d’indétermination. Une volonté de faire émerger, dans le trouble même de l’image, les résonnances d’un devenir collectif. Comme l’écrit Richter :
C’est l’autre face, celle que je discerne en dépit de mon scepticisme. Le moment d’espoir qui doit aussi apparaître dans les tableaux.
En 1936, à la fin de L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, Walter Benjamin appelait à une « politisation de l’esthétique », à l’encontre de l’« esthétisation du politique » telle que la produit la pensée fasciste. Il montrait en particulier comment la glorification de la guerre, dans l’esthétique des futuristes italiens, posait les fondements de l’exercice d’une violence politique.
Politiser l’esthétique, c’est au contraire faire de la production artistique non pas l’illustration propagandiste, mais l’occasion et le moteur d’une pensée du politique comme critique des processus de domination.
C’est une profonde révolte contre la métamorphose du corps en chose, qui motive autant l’interprétation donnée par Simone Weil de l’Iliade comme œuvre, que la production chez Richter de la série 18 octobre 1977. Et c’est cette même révolte qui provoque chez Foucault le dégoût du biopolitique, dans le temps où elle suscite chez Deleuze et Guattari la contre-stratégie du devenir-animal.
Dans tous les cas, le corps est un topos politique majeur, avant d’être un vécu existentiel, tant ce vécu lui-même cristallise des enjeux de pouvoir dont il nourrit ses représentations.
La médecin n’a ainsi d’intérêt ni dans l’accumulation des données objectivantes qu’elle produit, ni dans la figure fictive du « médecin humaniste » que toute la réalité de l’institution contredit, mais dans ce point où elle engage l’insupportable de la désesthétisation des corps au nom même de leur santé.
C’est la bombe à retardement destructrice de ce double langage, qu’une authentique politisation de l’esthétique peut permettre de désamorcer, s’il est vrai, comme l’écrit Arendt dans La Crise de la culture, que l’art demeure cette tentative d’arracher un « socius » aux «ruines naturelles du temps».
© Christiane Vollaire