L’ESTHETIQUE COMME ENJEU : le retour du réel dans la critique d'art de Hal Foster
Pour le colloque Critique et Autonomie, Galatasaray. Istanbul. Turquie 19-20 décembre 2013
1. L’art saisi dans le champ des forces historiques
2. Les antinomies de la volonté d’autonomie
3. Futurs anticipés et passés reconstruits
4. Problématique de la distance critique et réalisme traumatique
5. Raison cynique et culture-marchandise
Quelle est la place de la critique au sein d’une culture visuelle toujours plus dirigiste, depuis le monde de l’art dominé par des spécialistes de la promo jusqu’au monde des médias dominé par les industries de la communication et du divertissement ?
Cette place, cherchée par le critique d’art américain Hal Foster dans le Retour du réel, n’est pas seulement celle des professionnels de la critique d’art, c’est aussi la position stratégique qu’il faut occuper en tant que sujet, pour répondre à la question que Michel Foucault pose à partir de l’œuvre de Kant : « Qu’est-ce que notre actualité ? »
Dans Le design comme crime, Foster, affirmant qu’une certaine conception du design nous « enferme dans le système quasi-total du consumérisme contemporain », appelait selon l’expression de Karl Kraus, à « offrir à la culture un espace de jeu ». Ce que Foster tente de réfuter ici, c’est donc moins l’émergence de telle ou telle forme esthétique, qu’au contraire la véritable homogénéisation des formes, l’hégémonie qui s’impose dans un discours parfaitement neutralisant et totalisant, qui tend à fossiliser toute possibilité de jeu, c'est-à-dire de glissement, de variabilité, de dynamique intellectuelle et esthétique.
Le retour du réel est une contre-offensive, c’est la nécessité que l’art, en tant que pratique spécifique, ne soit destiné ni à se diluer dans la promotion, ni à servir d’ornement au divertissement, mais conditionne la possibilité de saisir le monde dans lequel il inscrit ses formes et s’inscrit comme forme. Un monde commun, selon la formule d’Arendt, auquel il permet de donner forme, c'est-à-dire d’exister comme monde humain.
De ce point de vue, l’art contemporain offre à la fois les paradigmes homogénéisant que tout discours critique authentique doit déceler, et le potentiel de rupture de cette homogénéisation, qui donne son sens à l’idée même d’une autonomie de l’art. C’est cette ambivalence qu’il nous faudra explorer.
1. L’art saisi dans le champ des forces historiques
Le texte du Retour au réel, traduit et publié en France en 2005, a été publié aux USA en 1996.
Foster ne cesse de s’y référer au contexte socio-politique des USA, après les années Reagan et les destructions sociales et politiques menées par une droite violente et offensive :
A ce jour, la droite a le dessus dans les guerres culturelles et contrôle l’image que le public se fait de l’artiste et de l’universitaire en amenant le profane à associer le premier à la pornographie et le second à l’endoctrinement. (…) Tandis que la gauche discourait sur l’importance politique de la culture, la droite la mettait en pratique. Ses philosophes ont réussi là où les lecteurs de Marx ont échoué : ils ont transformé le monde et il faudra d’énormes efforts pour le transformer à nouveau.
C’est donc en termes de guerre, de conflit, de tactique, de stratégie, qu’il choisit, en tant que critique et historien de l’art, d’aborder les questions esthétiques. Au cœur de ces questions se trouvent celles des mouvements esthétiques comme forces, des pouvoirs qu’elles affrontent et des contre-pouvoirs qu’elles tentent de mettre en œuvre. Et de ce point de vue, il récuse le statut neutralisant qu’on prétend assigner à l’historien de l’art par opposition à ce que serait la position polémique du critique.
Sans cesse, la question des champs de force est remise en scène dans sa fonction historique, et la position de l’historien est d’y occuper sa place comme combattant, non d’y tenir le discours d’une prétendue neutralité axiologique. L’autonomie du critique n’est pas son absence de position, mais son refus d’être inféodé aux sources du pouvoir, médiatique, économique et politique. Et de repérer au sein de l’histoire de l’art aussi bien les effets de tension que les effets de manipulation. En ce sens, ce sont aussi ses propres déterminants qu’il est conduit à interroger.
Le Retour du réel est donc un livre de combat, destiné d’abord à repérer les effets pervers, et de très long terme, produits par douze ans de droite particulièrement dure aux USA, avant que le pouvoir ne repasse, temporairement et par les aléas de l’alternance électorale, aux mains d’une gauche molle. Une configuration américaine de 1996 qui résonne évidemment très fortement avec la configuration française actuelle, comme avec beaucoup d’autres.
Le clivage établi ici entre les discours de la gauche et les actes de la droite en dit long non seulement sur le contrôle idéologique qui régule la réception de l’art dans un public formaté par les médias réactionnaires, mais aussi sur cette perversion qui consiste, pour les forces réactionnaires, à réaliser le programme que Marx assignait à la pensée : transformer le monde. Cette mutation est bien réalisée, mais dans le sens d’une totale régression. Une droite offensive face à une « gauche » passive : c’est à inverser ce processus initié par les années quatre-vingt, que vise l’ouvrage de Foster. Et c’est par une analyse des mouvements de la production artistique qu’il s’y engage.
C’est en ce sens en particulier qu’il envisage les enjeux du mouvement minimaliste, dont il analyse l’émergence dans son contexte politique, en dépit du fait que le mouvement lui-même ne revendique pas d’engagement spécifique sur ce terrain. Cette tendance des années soixante, représentée par Carl André, Larry Bell, Dan Flavin, Donald Judd, Sol Lewitt, Robert Morris ou Richard Serra, se caractérise par un rapport de réception sensorielle du mouvement ou de l’objet, dans la simplicité géométrique de sa forme, de sa surface et de son volume, à la matière et à l’espace. Dans les années quatre-vingt, elle sera contestée par un retour en force en particulier de l’expressionnisme abstrait. Deux formes opposées de rapport à l’abstraction, que Foster analyse dans une mise en abîme de l’histoire du XXème siècle :
Dans les années 1980, les années 1960 faisaient l’objet d’un rejet généralisé, ce qui justifiait le retour à la tradition, en art comme ailleurs. Cette situation est comparable à l’effort de la droite s’évertuant dans les années 1950 à enterrer le progressisme des années 1930, suivi de la tentative de cette même droite, dans les années 1980, d’annuler les revendications culturelles et de revenir sur les acquis politiques des années 1960, tant ceux-ci furent traumatisants pour ces néo-conservateurs.
2. Les antinomies de la volonté d’autonomie
Dans la séquence scandée par les années 1930 comme tentative de politique sociale, puis les années 1950 comme celles du maccarthysme, puis les années 1960 comme émergence d’une contestation politique, puis les années 1980 comme déchaînement brutal de l’ultralibéralisme des années Reagan, Foster réinterprète les périodicisations analogiques sous leur forme réactive : analogie entre les tentatives progressistes des années trente et des années soixante, et analogie antagoniste entre les années cinquante et les année quatre-vingt. Deux séquences du type action-réaction, dans lesquelles à chaque fois la réaction s’avère plus brutale et déterminante que l’action elle-même.
Ainsi le minimalisme entre-t-il dans la tentative progressiste des années soixante, par un refus corrélatif de la figuration et de l’abstraction pure :
Non seulement le minimalisme rejette la base anthropomorphique invoquée par la majeure partie de la sculpture traditionnelle (…), mais il refuse aussi l’espace généralement délocalisé de la sculpture abstraite.
Mais ce qui vaut pour la sculpture et les arts plastiques vaut aussi pour la musique avec John Cage ou Philip Glass, pour la danse avec Merce Cunningham, pour la performance et l’installation avec Bruce Nauman, ou pour le théâtre avec Bob Wilson : le minimalisme n’est pas une réduction de l’espace sensoriel, mais au contraire sa potentialisation, une intensification exponentielle de l’expérience sensible sous la forme de sa radicalisation. En concentrant le maximum de vécu perceptif dans le minimum de spectacle esthétique, il introduit, à l’encontre de l’émergence du consumérisme des années soixante, un art aussi intériorisé que paradoxalement dénarcissisé.
Mais cet antagonisme avec la société ne se présente pourtant absolument pas sous la forme d’une revendication politique ; pas plus qu’elle n’assume en tant que tel son contexte historique. Hal Foster l’écrit :
Cependant un autre problème se pose ici, dans la mesure où le minimalisme envisage la perception en termes phénoménologiques, c'est-à-dire comme antérieure ou extérieure à l’histoire, au langage, à la sexualité et au pouvoir.
Tous les termes ici employés se réfèrent à ce qui fonde la pensée structurale des années soixante, dans son ancrage historique, linguistique et psychanalytique, mais aussi à ce qui fonde, à la même période, la pensée foucaldienne comme pensée corrélative de la gouvernementalité et de la discursivité. Or l’une comme l’autre se sont précisément constituées à l’encontre de la phénoménologie comme pensée originelle d’un rapport direct au monde, non médiatisé par les constructions du pouvoir.
Ainsi, paradoxalement, la force lucide et réflexive de l’esthétique minimaliste se double d’une sorte de naïveté politique, d’un déficit de la réflexivité sociale, dans le temps même où elle pose sa volonté d’autonomie, sa rétivité à la normativité sociétale. Si l’on prend l’exemple du Corridor de Bruce Nauman, vidéo-installation de 1970 qui met en place avec la plus grande économie de moyens les éléments qui pourraient être ceux d’un dispositif vertigineux de surveillance et d’enfermement, il n’est conçu, à l’époque même où Foucault a écrit L’histoire de la folie et prépare Surveiller et punir, que comme un pur dispositif sensoriel d’épreuve de la claustration et du dédoublement.
Mais dans le même temps, la volonté minimaliste d’autonomie de l’art à l’égard des institutions a cependant bien valeur d’affirmation politique. Et en cela, dans cette tension antagoniste qu’il assume, Foster lui reconnaît une fonction de résurgence des avant-gardes.
Ici se fait jour une seconde interprétation de la scansion historique précédemment donnée : les années trente ne sont pas seulement pour les USA la période de tentatives de politiques sociales ; elles sont aussi plus généralement la période des avant-gardes artistiques : celles de dada, du constructivisme, de l’abstraction, qui délient radicalement l’art de sa fonction institutionnelle, et remettent en cause l’institution par la puissance de l’art.
Foster fait des années quarante et cinquante un véritable moment de refoulement de ces avant-gardes, refoulement à prendre aussi bien dans le sens militaire de l’injonction à reculer et de la répression, que dans le sens psychanalytique de l’intériorisation de l’interdit, de l’occultation et du déni. Il écrit :
Dans une large mesure, cette avant-garde fut écrasée par le nazisme et le stalinisme, mais il faut noter qu’elle fut bridée également en Amérique du Nord par l’alliance d’anciennes forces anti-modernistes et de l’idéologie de la guerre froide, laquelle tendait à réduire purement et simplement l’avant-garde au bolchevisme.
3. Futurs anticipés et passés reconstruits
La période des années quarante, comme une période de glaciation des avant-gardes artistiques politiquement réprimées par les pouvoirs totalitaires, ne produit pas la disparition de ces mouvements, mais leur refoulement dans l’inconscient collectif. Or Foster signifie clairement que sur ce point, après la chute des systèmes totalitaires, les années cinquante qui vont suivre, celles de la guerre froide, verront des pouvoirs qui leur sont prétendument antagonistes, les régimes libéraux, les rejoindre dans un même dispositif répressif. C’est au nom de la lutte contre le bolchevisme, qui a brisé les avant-gardes, que se poursuit la lutte contre les avant-gardes dans l’Amérique du maccartisme.
Clairement, pour Foster, la droite républicaine des USA reconduit au nom du libéralisme le refoulement des mouvements progressistes en art. Et du coup, toute pensée critique et toute esthétique novatrice doit affronter dans ces années-là le dispositif social et politique qui, dans les années quarante, a refoulé le dadaïsme comme art dégénéré dans l’Allemagne nazie et le constructivisme comme art révisionniste dans l’URSS stalinienne. Dans les années quatre-vingt, cette même droite républicaine américaine stigmatisera à nouveau les néo-avant-gardes, comme on l’a vu précédemment :
A ce jour, la droite a le dessus dans les guerres culturelles et contrôle l’image que le public se fait de l’artiste et de l’universitaire en amenant le profane à associer le premier à la pornographie et le second à l’endoctrinement.
C’est par cette double accusation, de laxisme pour l’art et de propagande idéologique pour la recherche universitaire, que s’impose le discrédit jeté sur les néo-avant-gardes, qui s’intègre au programme idéologique de la droite réactionnaire comme une véritable machine de guerre, relayée par des médias devenus omniprésents dans ces années.
Une telle interprétation suppose de concevoir l’histoire en général, et l’histoire de l’art en particulier, comme liées à un processus qui n’est pas celui de la linéarité d’un progrès, et qui cependant peut être caractérisé dans ses constantes. Et cette conception se fonde chez Foster sur un paradigme lacanien qui sera repris par Zizek : celui de l’après-coup, ou de ce qu’il appelle à plusieurs reprises une « action différée » : ce qui réintroduit le refoulement dans le concept d’histoire, à partir d’une réinterprétation de l’anachronie, ou de ce double mouvement d’avancée vers le futur et de retournement sur le passé qui, dans la pensée de Benjamin, caractérise l’Ange de l’histoire. Une torsion qui réintroduit le passé dans le présent, comme élément constitutif du devenir :
L’avant-garde historique et la néo-avant-garde sont constituées de façon similaire en un processus continuel de protension et de rétention, un rapport de couplage complexe entre des futurs anticipés et des passés reconstruits – en bref, une action différée qui rejette toute idée simple d’avant et d’après, de cause et d’effet, d’origine et de répétition.
Ce couplage complexe entre des futurs anticipés et des passés reconstruits travaille autant l’histoire elle-même que ses représentations, s’il est vrai que ce sont précisément les représentations qui construisent rétroactivement le devenir des sociétés, et, de manière plus radicale encore, celui des mouvements esthétiques.
Ce que Foster veut défendre par là, c’est le refus d’une interprétation décadentiste de la position des néo-avant-gardes, référé à un concept purement linéaire de l’histoire. Celles-ci, qui renvoient à un retour du refoulé, ne se définissent pas pour autant comme simple réitération du passé, ni comme une sorte de suivisme dégradé. Elles doivent au contraire en actualiser l’essence, c'est-à-dire en produire une version plus consciente, et possiblement plus efficace. En quelque sorte, en réparer les failles, en restaurer le pouvoir, en relever les défaillances. Foster pose la question :
Comment devons-nous distinguer ces deux opérations : la rupture et la réparation ? Peuvent-elles être séparées ?
La réparation produite par les néo-avant-gardes des années soixante est en quelque sorte inséparable de la rupture introduite par les avant-gardes des années trente ; et par là, loin d’en être une émanation édulcorée, elles assument par certains aspects pleinement le geste que les premières avaient seulement esquissé :
Dès lors j’avancerai trois propositions :
- 1. C’est par la néo-avant-garde que l’institution artistique est appréhendée comme telle, et non par l’avant-garde historique.
- 2. Le meilleur de la néo-avant-garde vise l’institution à l’aide d’une analyse créative (…)
- 3. Loin de nullifier l’avant-garde historique, la néo-avant-garde au contraire accomplit son projet pour la première fois.
C’est dans le domaine de l’art, que Foster repère cette « action différée », cet « après-coup » qui fait resurgir dans l’espace sociétal l’intention esthétique du constructivisme de Rodtchenko, mais sous la forme du minimalisme de Donald Judd ; l’intention esthétique de la tour de Tatline, mais sous la forme des néons de Dan Flavin. Et la transmutation qui s’opère par cette résurgence concerne le rapport à l’institution.
Quel aurait donc été ce projet des avant-gardes artistiques des années trente ? Celui d’affronter l’institution, alors qu’elles ont été conduites, par le mouvement de l’histoire, soit à en accompagner les mutations, et par là même à se dissoudre dans un devenir institutionnel, comme le montre le destin pathétique de Rodtchenko dans l’URSS stalinienne ; soit à disparaître, comme l’illustre le dadaïsme allemand emporté par le raz-de-marée nazi.
Mais les modes de résurgence de ces mouvements n’en sont ni les simples répétitions, ni les imitations. Ils s’accompagnent de leur délocalisation dans des contextes institutionnels différents et dans des configurations historiques distinctes. Et c’est en ce sens qu’ils permettront d’assumer l’autonomie institutionnelle sur laquelle les mouvements précédents avaient achoppé.
4. Problématique de la distance et réalisme traumatique
Tout au long du travail de Foster se pose ainsi la question de la distance que l’art peut assumer à l’égard d’un contexte social dont il est cependant aussi l’expression. Au moment même de l’émergence des néo-avant-gardes, dans les années soixante, les exilés allemands de l’Ecole de Francfort dans l’Amérique des débuts de l’ère consumériste posaient le même problème. Et ce problème est au cœur de La Crise de la culture, article publié par Hannah Arendt en 1961. Pour Arendt, Les œuvres d’art, en tant qu’objets culturels, ne sont pas faites pour les hommes, mais pour le monde, au sens où elles sont destinées à survivre à la mort des individus pour franchir les générations. Pour que la culture puisse produire un monde indépendamment du besoin, il faut que l’art puisse y prendre sa place authentique : celle de l’apparaître, c'est-à-dire d’une forme qui définit l’œuvre dans sa véritable fonction, qui est celle de provoquer l’émotion esthétique. Et cette émotion suppose une distance à l’égard de l’objet, un respect qui empêche toute attitude consommatrice.
Foster revient sur cette question de la distance à partir de la conception de l’aura chez Benjamin dans L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique :
Chez Benjamin la dissipation de l’aura, la perte de distance, affecte tant le corps que l’image : les deux ne peuvent être dissociés.
Distance à l’égard du corps, distance à l’égard de l’image, distance à l’égard de l’institution, sont les conditions corrélatives de la production et de la réception esthétique. Et il montre comment c’est précisément cette distance qui se perd dans le flux médiatique, et dans les outils technologies de sa diffusion :
Déjà, en 1931, Ernst Jünger soutenait que la technologie était « entrelacée avec nos nerfs ». (…) Au milieu des années 1960, la dialectique benjaminienne s’est partagée entre un discours sur la technologie comme celui de Debord sur le spectacle et celui de Mac Luhan sur les médias. Debord poursuit la réflexion benjaminienne sur l’image, tandis que Mac Luhan prolonge implicitement les idées de Benjamin sur le corps. Tous deux considèrent toutefois que la distance critique est condamnée.
Cette technologie entrelacée avec nos nerfs, selon l’expression de Jünger, signifie précisément une fusion entre le corps et l’image, par la médiation technologie, une indifférenciation qui interdit la possibilité même d’un regard critique. Le spectacle tel que le conçoit et le dénonce Debord n’est pas un objet extérieur, mais un dispositif spéculaire dans lequel le sujet est inclus comme élément de la totalité. Et de ce point de vue, Foster situe Debord dans la filiation de la première Ecole de Francfort :
Dès 1936, l’esthétisation de la politique avait pris le pas sur la politisation de l’art. En 1944, dans La Dialectique de la raison, Theodor Adorno et Max Horkheimer établissaient un parallèle entre la culture totalitaire de l’Allemagne nazie et l’industrie culturelle des Etats-Unis. Et en 1967, dans La Société du spectacle, Debord avançait que le spectacle dominait l’Occident consumériste. Enfin, en 1988, dans ses Commentaires sur la société du spectacle publiés un an avant la chute du mur de Berlin, Debord proclamait que le spectacle avait intégré l’Ouest et l’Est.
Ce processus totalitaire, qui traverse l’industrie culturelle des Etats-Unis, lie inextricablement la question du spectacle à celle de la consommation comme processus économico-biologique, c'est-à-dire proprement biopolitique, tel que le décrit Arendt, avant que Foucault ne le qualifie en 1976.
Ayant en effet montré que la marchandisation de la culture, qu’on reproche à la société de masse, n’est pas un phénomène spécifiquement contemporain, puisqu’elle caractérisait aussi la société du XIXème siècle, Arendt établit toutefois une distinction entre société et société de masse, en liant la société de masse au phénomène de la consommation : consommer n’est pas seulement commercialiser, mais consumer, c'est-à-dire faire disparaître. Elle oppose donc une société qui désirait la culture, même comme produit, à une société de masse qui ne désire que les loisirs, réduits à n’être qu’une activité de consommation. La modernité libère du temps en mécanisant le travail, mais c’est en vue des loisirs considérés comme un processus biologique, et non pas, comme dans la tradition grecque, en vue d’une activité intellectuelle émancipatrice.
On voit comment cette question de la distance critique, celle qui permet au sens grec de dissocier et distinguer, c'est-à-dire au final d’y voir clair, est une modalité fondamentale du rapport entre art et société, dans la mesure où elle est en particulier au cœur du rapport à l’image. Foster le montre en particulier à partir du travail de la photographe américaine Cindy Sherman, montrant dans son œuvre les glissements qui s’opèrent d’un rapport distancié à l’image à un rapport fusionnel où elle devient un lieu d’irruption traumatique :
Ce glissement conceptuel – de la réalité comme effet de la représentation vers un réel traumatique – est peut-être décisif dans l’art contemporain, (…) comme un déplacement de visée entre l’image-écran et l’objet-regard. Ce déplacement peut s’observer dans l’œuvre de Cindy Sherman (…) Dans les premières œuvres de 1975-1982, Sherman évoque le sujet soumis au regard. Dans les œuvres de la période suivante (1987-1990), Sherman aborde l’image-écran et son répertoire de représentations. C’est également le terrain de l’œuvre après 1991, à savoir les images de guerre civile et de sexe. (…) Quelquefois, l’écran semble à ce point déchiré, que l’objet-regard envahit non seulement le sujet-comme-image, mais le subjugue même.
Le travail de Cindy Sherman part à la fin des années soixante-dix d’images lisses et distanciées parodiques du cinéma des années soixante, interrogeant le regard féminin sur son propre rôle, pour aboutir dans les années quatre-vingt-dix à des gros plans d’excréments et de vomi. Ce que décrit Foster dans ce processus, c’est l’émergence d’un devenir fusionnel : celui de l’objet-regard sans distance, devenu phénomène invasif d’une indifférenciation de l’espace esthétique.
Sherman est pour Foster une artiste-paradigme, parfaitement emblématique d’une des voies que peut ouvrir le retour au réel dans l’art contemporain : non pas un réalisme de la représentation, qui maintient la distance avec l’image et en laisse saisir les codes, tel qu’il le décèle chez un photographe comme Richard Prince dont les photos reconduisent l’esthétique du western ; mais ce qu’il appelle un « réalisme traumatique » qui renvoie à une puissance originelle de l’abjection. Et il en voit un effet dans la façon dont les odeurs viennent surgir dans le monde des arts plastiques, auquel elles étaient jusque là étrangères :
Sous cet angle, le courant excrémentiel dans l’art contemporain vise peut-être le renversement symbolique de ce premier pas vers la civilisation que constitue le refoulement de l’anal et de l’olfactif. (…) Ce double refus de la sublimation visuelle et de la forme verticale (qu’on pourrait qualifier de « Malaise dans la visualité ») constitue un puissant courant souterrain dans l’art du XXème siècle.
5. Raison cynique et culture-marchandise
Là se joue une actualité de l’art qui rend problématique l’exigence de la distance. De fait, si cette question de la distance est si pregnante, c’est que sa visée pose un problème qu’aucun des mouvements de l’art contemporain n’a résolu. Et, parmi les néo-avant-gardes des années soixante, le Pop art moins que tout autre :
Dans le conscience du Pop Art, par conséquent, l’intégration mythique du « grand art » et de la culture populaire s’est bien réalisée, mais cela s’est fait surtout au profit de l’industrie culturelle, dont l’avant-garde (avec Warhol et consorts) devient autant un sous-traitant qu’un antagoniste. Dans le cas du minimalisme, l’autonomie mythique de l’art s’est bien réalisée, mais ce fut surtout pour se corrompre, se fragmenter et se disperser. (…) Sous cet éclairage, l’accent mis par le minimalisme sur la présence perceptuelle est ce qui résiste aux représentations produites par les mass média.
Opposant les deux courants radicalement antagonistes de l’art américain des années soixante, Pop art et minimalisme, Foster montre comment le succès exponentiel du premier repose sur sa façon de coller, sans distance aucune, à l’ordre social au sein duquel il apparaît : il est par excellence ce qu’Arendt récusait comme un oxymore : l’art des sociétés de consommation, dans un sens non pas critique mais subjugué. Il est bien, avec virtuosité, un « grand art intégré à la culture populaire », épousant ses rites et reproduisant ses objets, comme le montrent autant les réitérations de la boîte de soupe Campbell, que celles de la figure ultrasexuée d’une quelconque star hollywoodienne. Mais pour cette raison même, il est aussi un art inféodé à l’industrie culturelle, servant ses intérêts et promouvant ses codes. Et, de ce fait, inapte à établir la distance nécessaire entre art et institution. Insusceptible de réaliser l’ambition d’une autonomie de l’art. Mais le minimalisme, réalisant cette autonomie, échoue à la promouvoir.
Foster montre alors comment la part la plus médiatisée de l’art contemporain se présente comme une réactivation des éléments spécifiques du Pop art des années soixante, sur le modèle de ce que les néo-avant-gardes ont été à l’avant-garde historique. Et c’est à cette réactivation qu’il donne le nom d’ « art de la raison cynique », empruntant ce paradigme à Sloterdijk :
En fait de fin de partie, c’était buisiness as usual pour le monde l’art, un peu plus même ; et c’est d’ailleurs en tant que business que la peinture simulationniste et la sculpture-marchandise ont attiré l’attention des médias. (…) A l’instar du Pop Art et du minimalisme, elles ont constitué des réponses différentes à un même moment dialectique du rapport entre « grand art » et culture de consommation.
La sculpture-marchandise dont parle ici Hal Foster est en particulier celle de Jeff Koons, à qui le château de Versailles a offert il y a peu d’années une grande exposition. Sculpture-marchandise, c'est-à-dire objet conçu en vue du marché, produit donc dans une absence totale de distance au monde économique et à l’institution, qui deviennent alors les raisons d’être de la production des œuvres, leur véritable finalité. Et Foster précise :
C’est à Koons qu’il est revenu de faire de ce glissement du produit à l’aura le propos même d’une œuvre, en réalité le principe même d’une carrière. En un certain sens, ce courtier devenu artiste a fait du bluff le substitut du capitalisme avancé à l’aura.
(…) La sculpture-marchandise se résume à ce défaitisme triomphal : l’adhésion suicidaire et la substitution cynique sont les seules options pour faire des objets dans l’économie politique du signe-marchandise.
Le « glissement du produit à l’aura », est une véritable perversion du concept benjaminien : là où Benjamin opposait la valeur cultuelle comme origine de l’aura à la valeur d’exposition, l’art-marchandise tel qu’il est représenté par Koons transfère au contraire l’aura sur la valeur marchande de l’artiste, liée à sa puissance d’exhibition. Koons entrepreneur de soi-même, c’est ce que Foster appelle « un défaitisme triomphal » : le suicide d’un art intégralement adhérent au marché, et donc privé de ce qui le fonde dans la distance. Mais aussi le passage à une sémiologie purement économique du monde de l’art.
Mais Foster montre que cette apogée de l’adhésion de l’art au monde économique, son inféodation au marché, a paradoxalement des antécédents dans la bohême artistique telle qu’elle apparaît au XIXème siècle, et l’ambivalence de sa position à l’égard de la bourgeoisie, dans le temps même où elle prétendait affirmer sa distance :
Marx présente la bohême artistique comme un lieu de complicité plutôt que de contestation dans Le Dix-hui Brumaire de Louis Bonaparte (1852). Dans sa description magistrale, ses membres sont des agents doubles, opérant non pas en-dehors des frontières de classe mais entre elles, placés non pas pour servir de saboteurs, mais de médiateurs. comme intermédiaires du pouvoir.
(…) Baudelaire n’a pas été qu’un dandy qui dénigrait la démocratie ; il était aussi un républicain qui chantait ses louanges. Et cette ambivalence politique est ce qui fait de lui un constant objet d’identification pour les avant-gardistes.
De l’ambivalence à la médiation, de la médiation à la complicité, Foster met en évidence les antécédents d’une position qu’il se refuse, précisément par le sens de l’histoire comme permanent retour du refoulé qui caractérise sa réflexion, à qualifier de « post-moderne », reprenant en cela à son compte l’analyse dirigée par Michel Foucault contre le concept de post-modernité.
Ce qu’il vise à pointer, c’est le risque qui menace en permanence le champ de l’art comme celui de la critique : le risque de l’adhésion. Et pour cela, le travail critique consiste essentiellement, dans un monde contemporain technologiquement marqué par la fusion, à discerner les lignes de fracture dans l’usage des signes et des mots, à marquer les ruptures et les différences plutôt qu’à célébrer les similitudes.
Il le montre en dernier recours à propos de ce qu’il appelle « le tournant ethnographique de l’art contemporain », débusquant dans cet intérêt, paradoxalement homogénéisant et non interrogé en tant que tel, pour l’altérité, non pas la marque d’un intérêt social et politique pour le pluriel, mais au contraire le stigmate d’une ambition narcissique : un goût pour l’exotisme dans toute sa facticité. Il écrit :
Ainsi, si nous célébrons l’hybride et l’hétérogène, il nous faut nous rappeler que ce sont des mots prisés par le capitalisme avancé, que le multiculturalisme social coexiste avec le multinationalisme économique.
L’activité critique, y compris en art, passe par ce travail sur l’usage des mots et l’ordre des discours, qui permet d’y décoder les sources non pas seulement de confusion, mais de collusion. Et Hal Foster n’oublie jamais que sur ce point, aucune guerre ne se finit.