RÉCUPÉRER
Conférence-Performance au 104 à Paris, pour le "Banquet Scientifique" (ESAD de Reims),
12 avril 2013
Le reste est-il un déchet ? La poubelle est-elle destinée à l’égoût ? Le jeté peut-il faire l’objet d’un nouvel inventaire ? Est-ce à une dégradation du goût que renvoie le geste de sortir l’aliment de la poubelle ? Si la récupération est une nouvelle chance donnée à l’objet, peut-elle en donner une autre à l’aliment, et peut-on se nourrir de ce dont d’autres n’ont pas voulu ?
Celui qui investit la déchetterie pour se meubler peut être un créateur, mais celui qui fouille la poubelle pour se nourrir est un paria, et ne peut le faire qu’en cachette, tant le déchet alimentaire est considéré comme souillé par son élimination, et contaminant par sa qualité même de déchet.
Il y a donc un cycle du valorisé et du dégradé, dans lequel la valeur esthétique du produit est corrélative de sa présentation, de sa disposition sur un plat : la forme donnée au matériau est cosmétique au sens propre : elle renvoie au modèle de l’harmonie cosmique, un cosmos dont la poubelle est le chaos comme retour au primitif de l’informe.
On voudrait donc d’abord interroger ici cet informe de la poubelle, et le faire à partir de la production des déchets dans l’économie ménagère. Qu’est-ce qu’éplucher un végétal alimentaire ? Et pourquoi ce discrédit jeté sur l’épluchure, manifestement aussi comestible que ce qu’il reste d’un fruit ou d’un légume épluché ?
Donc, leçon de choses : j’ai préparé, avec l’aide amicale de deux acolytes, quelques variétés d’épluchures que je vous invite à déguster, la partie noble de ces aliments ayant été éliminée du circuit et mise en chambre froide à des fins d’usage ultérieur dont vous ne bénéficierez malheureusement pas. Toutes ont été cuites de la même manière, c'est-à-dire simplement séchées au four, afin de leur conserver l’aspect initial du déchet. On n’est pas ici dans la recherche gastronomique, mais dans l’expérience du goût et de la texture d’un produit de récupération : la peau des végétaux, considérée comme impure parce qu’en contact avec le milieu extérieur, et donc ordinairement éliminée. Une expérience qui doit combiner au goût (nous l’avons testé, plutôt agréable) quelque chose aussi du dégoût : un reste destiné à la poubelle, et présenté ici en effet non pas sur de jolies assiettes appétissantes, mais dans les sacs-poubelles auxquels il est généralement destiné. Il ne s’agit ici ni de se nourrir, ni de savourer, mais au sens propre de déguster : faire l’expérience non pas seulement d’un goût, mais d’un double contexte. Celui du gaspillage que constitue l’élimination des épluchures, et celui de ce qu’on peut éprouver à les sortir de la poubelle. Une expérience au demeurant pas très risquée : les sacs poubelle sont neufs, et les épluchures préalablement lavées.
Il s’agit :
- d’épluchures de pommes de terre salées et poivrées
- d’épluchures de concombres épicées
- d’épluchures de tomates non assaisonnées
- d’épluchures de courgettes à l’aneth
- d’épluchures de pommes, jaunes ou rouges, au sirop d’orgeat.
Descente dans l’actualité la plus immédiate : le 8 avril 2013, le quotidien Libération publie un article intitulé « La Réunion : glaner sa nourriture dans le jus de merde ». Glaner n’a manifestement pas le même sens ici que dans le film-flânerie d’Agnès Varda Les glaneurs et la glaneuse, où cette activité faisait l’objet d’une gentille déambulation poétique. L’article décrit éloquemment de très simples faits :
Une douzaine de personnes, chômeurs, retraités, parfois SDF, fouillent dans le centre de transit de la Jamaïque à Saint-Denis de la Réunion, pour y trouver de quoi manger. Jouxtant une station d’épuration obsolète, coincé entre l’Océan Indien et la quatre-voies conduisant au chef-lieu de la Réunion, le site, survolé de nuages de mouches, cerné de pièges à rats, exhale une odeur putride.
Et, plus loin, le contexte dans lequel ils s’inscrivent :
D’un côté, les produits alimentaires sont 36,6 % plus chers à la Réunion qu’en métropole, selon l’Insee ; de l’autre, près de la moitié des Réunionnais vivent en-dessous du seuil national de pauvreté.
Mais que trouve-t-on dans ce centre de transit des déchets, où ceux qui se faufilent ont exactement dix minutes pour investiguer les tombereaux d’ordures avant que les bennes ne les compactent ? Une tête de cochon en gelée, des saucisses, de la charcuterie fraîche, des pizzas encore emballées … les résidus de la grande distribution, dont les circuits sont inaccessibles à la majorité de la population.
Dans l’informe de la déchetterie, dans son chaos, ne se constitue pas seulement l’amoncellement des déchets, mais l’émergence d’une humanité réduite à les fouiller. Cette humanité n’a rien d’exotique, elle est le pur produit d’un système économique parfaitement organisé, qui gère ses déchets comme il organise la pénurie. Et l’on n’oubliera pas que, de la façon la plus symbolique qui soit, la responsabilité de la gestion des ordures est classiquement dévolue … aux systèmes mafieux. Comme le note l’Atlas des mafias :
C’est au début des années 1990 que la Camorra se lance dans le trafic de déchets. Elle se fait prestataire de services pour le compte des communes campaniennes dont les décharges sont saturées. (…) La Camorra a progressivement remonté l’ensemble de la filière, jusqu’à en contrôler les principales activités : transport, gestion de décharges, construction d’équipements.
Plus près d’ici, le frère du Président du Conseil Général des Bouches du Rhône, convaincu d’organisation mafieuse, possède des sociétés de gestion des déchets en contrat avec des collectivités territoriales. Que les organisations qui pillent l’économie mondiale et corrompent les systèmes politiques soient précisément celles qui s’occupent des ordures, a autant de sens symbolique que de sens technique : la volonté initiale de faire échapper les déchets toxiques à l’investigation écologique. On place hors du contrôle de la loi la gestion des déchets, dans le même temps où l’on met hors de sa protection ceux que les abus du système économique vont contraindre à les fouiller.
Dans les poubelles, on pourra donc trouver des choses parfaitement bonnes à manger. Mais ce qui les dégrade, c’est le simple fait qu’elles y aient séjourné. Le milieu ici vaut contamination de ce qu’il environne. Et celui qui touche à ce milieu est lui aussi contaminé.
Mais le mot « milieu » a deux sens, autour desquels vont se construire deux registres de la contamination : l’un qui dégrade socialement une population injustement précarisée ; l’autre qui dégrade moralement des dirigeants impunément contaminés. Et la valeur réelle des premiers, radicalement déniée par la position qui leur est infligée, est exactement proportionnelle à la dégradation réelle des seconds, indûment valorisés par leur notabilité.
En 1961, Frantz Fanon, psychiatre d’origine antillaise, devenu militant du Front de Libération National algérien, publiait, juste avant de mourir, Les Damnés de la terre. On pouvait y lire :
La ville du colon est une ville en dur, toute de pierre et de fer. C’est une ville illuminée, asphaltée, où les poubelles regorgent toujours de restes inconnus, jamais vus, même pas rêvés. (… ) La ville du colonisé est un lieu mal famé, peuplé d’hommes mal famés. (… ) C’est un monde sans intervalle, les hommes y sont les uns sur les autres, les cases les unes sur les autres. La ville du colonisé est une ville affamée, affamée de pain, de viande, de chaussures, de charbon, de lumière.
Ce que nous dit ce texte n’est pas seulement l’apartheid urbanistique qui fait avoisiner dans la même ville deux espaces sans commune mesure. Ce n’est pas seulement la coexistence, dans la même zone géographique, de l’excès des poubelles débordantes et du manque. C’est aussi l’étroite relation entre être « affamé » et être « mal famé ». Le monde « sans intervalle », c’est ce monde chaotique, sans ordre ; mais son désordre n’est pas un effet de nature. C’est l’effet d’une organisation intentionnelle fondée sur la production même de ce désordre, et destinée à en discréditer les victimes : à les déshumaniser en les désesthétisant. Ce que Fanon décrivait, c’était tout à la fois la réalité de la Martinique où il était né, et celle de l’Algérie dont il avait adopté la nationalité. C’est toujours, par l’effet d’une identique aberration politique, la réalité de l’île de la Réunion, département français. Mais il suffit de voir qui s’étend sur les bancs du métro, qui dort sous les porches ou sur les bouches d’aération, pour retrouver sans peine, sur le territoire de la métropole, cette étroite intrication du monde sans intervalle et de la ville illuminée.
Les groupes sociaux se désignent ainsi par l’architecture de leur alimentation, la précision géométrique de leur gastronomie, la palette des couleurs de leurs plats ou l’épure des lignes de mets. Mais cette esthétique même est l’écume des formes de désesthétisation assignées à la pauvreté. Celui qui vient secrètement piller les restes rendus à l’informe dans la poubelle est celui-là même qui a été pillé par les producteurs de déchets : une vie dégradée, elle-même rendue à l’informe sur le banc d’un métro, dans les baraquements d’un bord d’autoroute ou sous les toiles tendues d’un centre de réfugiés.
Par la reconnaissance de ce cycle, c’est la caste des gaspilleurs qui doit être reconnue dans son simple statut de pilleurs. En fouillant les poubelles de l’histoire, on rencontrera ainsi incessamment ces hordes de pilleurs notabilisés, ennoblis, enrichis. Ceux-là même à qui la financiarisation de l’économie contemporaine permet de produire une humanité jetable. Trouvons donc moyen de les éplucher.
© Christiane Vollaire