SUBVERTIR L’ESPACE PUBLIC

Pour la Rencontre Street art, "Un art en exil, un art de l’exil", organisée par les Non-lieux de l'exil, Fondation Maison des Sciences de l'Homme, à Paris, jeudi 24 octobre 2013

Le dernier individu à demeurer dans une société de masse semble être l’artiste. (…) Aussi notre intérêt pour l’artiste n’est-il pas tant axé sur son individualisme subjectif que sur ce fait qu’il est, après tout, le producteur authentique des objets que chaque civilisation laisse derrière elle comme la quintessence et le témoignage durable de l’esprit qui l’anime.
Que précisément les producteurs des objets culturels les plus élevés, à savoir des œuvres d’art, aient dû se tourner contre la société, que tout le développement de l’art moderne – qui, avec le développement scientifique, restera probablement le plus grand accomplissement de notre époque, - ait eu pour point de départ cette hostilité contre la société, et y reste livré, démontre l’existence d’un antagonisme entre la société et la culture antérieur à l’apparition de la société de masse.

Ce texte est écrit par Hannah Arendt, Allemande exilée sur le territoire américain, en 1961. Et, traitant de l’antagonisme entre l’artiste et la société, il montre de fait ce qui constitue un double bind, l’injonction paradoxale qui est l’essence même de l’activité artistique, en tant qu’activité publique affrontée aux ambivalences de l’institution sociale.
Or le Street art, comme art de l’espace public né corrélativement de sa contestation et de sa réappropriation, nous semble particulièrement représentatif de ce double bind : faire exister l’espace public contre lui-même, le soustraire à sa confiscation institutionnelle, c’est, par une démarche esthétique, produire un acte, au sens propre du terme, politique.
La Tour 13 nous semble de ce fait emblématique, comme geste collectif, de cette forme de réappropriation. Et d’une manière aussi de vouloir en refuser la récupération. Et réapproprier sans être récupéré nous semble être aussi la tension majeure de cette entreprise, et le problème presque insoluble de son rapport au pouvoir, la tension dynamique qui la constitue. Comme l’écrit Arendt :

C’est ici que surgit le conflit entre l’art et la société, et ce conflit ne peut ni ne doit être résolu.

1. Détruire le mur par la fresque

Entrer en conflit avec un ordre social institué, ce n’est pas se situer sur sa marge, mais exploser à l’intérieur de lui, et produire de ce fait en lui une forme d’implosion. Richard Serra, dont les sculptures font une irruption brutale dans l’espace public, réfléchit cette position spécifique de l’artiste. L'équation très élémentaire que pose Serra est la suivante : là où l'œuvre prend sa place, quelque chose doit être déplacé pour la lui céder. L'œuvre impose à l'espace où elle s'inscrit un impératif massif de déplacement. Déplacement qui affecte en premier lieu la trajectoire du spectateur, et l'oblige à mobiliser corrélativement son corps et son regard, à déranger ses perspectives.
Cette idée que l'art ne trouve pas sa place, mais doit l'imposer, et qu'en l'imposant il casse ce qui constituait jusque là l'espace environnant, Serra, pourtant sculpteur, la fonde non pas à partir de la sculpture, mais à partir de la peinture elle-même, en tant quelle doit déstabiliser l'espace architectural qu'elle investit. Il cite ainsi Le Corbusier, affirmant en 1932 dans une lettre à Nekrasov que la fresque n'est rien d'autre qu'une entreprise de dévastation de l'architecture :

Je n'envisage pas la fresque comme un moyen de mettre le mur en valeur, mais au contraire comme un moyen brutal de le détruire, de lui retirer toute notion de stabilité, de poids, etc. Je considère que dans la Chapelle Sixtine, le Jugement dernier de Michel-Ange détruit le mur.

Il est question ici d'une véritable brutalité de l'art, d'une évidence violente qu'il impose à l'environnement. Et c'est le concept minimaliste d'une forme d'apparence sommaire, qui maximalise cet effet de déstabilisation, à l'exact opposé de tout concept ornemental :

L'œuvre devient partie du site et restructure son organisation, aussi bien sur le plan de la conception que de la perception. Mes œuvres ne décorent, n'illustrent ou ne dépeignent jamais un lieu.

C'est ce caractère polémique, dans un jeu d'opposition constante avec le milieu, qui fait œuvre. Un jeu menaçant, dans lequel la massivité de l'œuvre est réglée sur l'apparente précarité de son équibre, plaçant le spectateur dans une expérience constante du danger. La charge d'acier impeccablement structurée porte en elle une véritable puissance de chaos, elle se construit par ce potentiel de destruction. Mais cet affrontement polémique de l'œuvre à l'espace et au regard du spectateur est saisi par l'artiste comme un acte politique :

Il est des sites où il est évident que l'œuvre d'art est subordonnée à, arrangée pour, adaptée à, soumise à, nécessitée par, utile à … Dans ce cas, il est nécessaire de travailler en opposition aux contraintes du contexte, de façon à ce que l'œuvre soit comprise comme une remise en cause de l'idéologie ou du pouvoir politique.

L'espace existant apparaît bien dans ce texte comme la simple métaphore d'un ordre établi, et l'œuvre, en l'attaquant par un violent effet de perception, va entraîner le spectateur dans une dynamique de refus. La déstabilisation du regard met en quelque sorte physiquement une conscience en mouvement, dans une position désignée par Serra comme révision critique qu'on a de l'endroit.

2. Une puissance énergisante à l’encontre du décoratif

C'est ainsi une véritable expérience phénoménologique, qui place le spectateur de l'œuvre en acteur de l'espace, mais cette expérience agit à la manière d'un catalyseur mental qui, par la perception physique, met en branle un nouveau concept du rapport à l'ordre, et induit chez le spectateur un effet roboratif, une sollicitation de sa puissance de résistance et d'affrontement, dans ce qu'il appelle une nouvelle approche comportementale. Dans l'effet de perception, la sollicitation physique va de pair avec une sollicitation mentale. Et c'est précisément cette double sollicitation qui désigne ce qu'on appelle au sens propre une esthétique, comme tension mentale induite par la sensation.
La puissance oppositionnelle de l'œuvre au milieu est ainsi le vecteur de transmission d'une énergie politique, et c'est cette puissance énergisante qui est, pour Serra, la fonction même de l'art. Mais en même temps, ce rapport polémique à l'espace se constitue aussi en rapport polémique à l'histoire de l'art moderne :

Dans l'histoire de la sculpture, l'acier a toujours été traité comme un élément permettent de créer une image, et jamais comme un matériau de construction, c'est-à-dire en termes de masse, de poids, de contrepoids, de capacité de résistance, de charge maximum, de compression, de friction et de statique. (…) Le plus souvent, les sculpteurs ignorent les découvertes de la révolution industrielle.

Le rapport au politique est ainsi un rapport aux réalités contemporaines de la matière et de la production, en même temps qu'un rapport à la résistance des matériaux. L'art ne peut affronter les réalités de l'environnement économique que parce qu'il en maîtrise les modes de production. Et il ne peut détourner les modes de production utilitaire à des fins esthétiques que parce qu'il a été capable de se les approprier pour les subvertir.
C'est précisément là l'un des enjeux majeurs de l'opposition établie par Serra entre image et construction. Il montre, en prenant les exemples de Gonzalez, Picasso, Smith ou Calder, que ces artistes, utilisant le matériau contemporain qu'est l'acier, sont cependant demeurés dans une esthétique de l'image, c'est-à-dire dans un rapport conventionnel, purement visuel, à leur objet. Ce que montre ainsi Serra, à la suite de Benjamin, c'est que les réalités du progrès technologique sont les constituants d'un renouvellement non seulement de la production des œuvres, mais de l'expérience esthétique elle-même.

3. Le geste artistique

Michel-Ange au XVIème siècle, artiste pourtant on ne peut plus officiel (commandité par le Pape Jules II), fait exploser par sa fresque le mur de la Sixtine, déstabilisant l’espace architectural par la puissance de son œuvre : il subvertit littéralement la commande décorative pour produire le manifeste esthétique du baroque. Et, trois siècles plus tard, Le Corbusier, architecte lui-même parfaitement institutionnel, salue dans cette œuvre le geste destructeur qui l’anime, la puissance de dévastation de l’espace architectural que génère ce travail, et qui produit un effet négateur des intentions mêmes de la construction.
A la fin du XXème siècle, Richard Serra, lui aussi parfaitement reconnu, et exécuteur de nombreuses commandes publiques, affirme pourtant sa propre intention esthétique comme une remise en cause de l’espace public pour lequel on le sollicite, montrant ainsi corrélativement trois choses :
- d’une part la sculpture n’est pas un objet visuel, mais un acte de mutation de la perception
- d’autre part la peinture elle-même ne vaut que dans la mesure où elle engage une telle mutation de la perception de l’espace : une réintégration de l’environnement tout entier par le sujet
- enfin, ce geste artistique est un geste au sens propre politique, c'est-à-dire fondamentalement polémique : il n’a de valeur esthétique que dans la mesure où il appelle à faire surgir dans l’espace public ce que l’institution tend, par sa normativité originelle, à occulter.

Toute œuvre n’est œuvre que dans la mesure où elle entre en conflit avec un espace normé où elle ne parvient pas à s’inscrire. Et tout artiste n’est véritablement tel que par le malaise que lui fait éprouver l’environnement tel qu’il est. Mais tout artiste, en même temps, vise à la reconnaissance de cet environnement, et ne peut vivre que d’une forme d’accord économique avec lui, qui permet qu’on achète ses œuvres, lui passe des commandes, et donne à son travail la valeur financière qui lui permet d’exister socialement comme artiste. Cette injonction paradoxale repérée par Arendt, Richard Serra la formule avec une acuité renouvelée. Et le geste du Street art cristallise de la manière la plus vigoureuse, dans le monde contemporain la multiplicité de ces enjeux paradoxaux.

4. Le rythme comme mode d’être

Né dans les ghettos, il fait exploser les murs ; issu de l’exclusion sociale, il ouvre à une reconfiguration de l’espace public ; confronté à la négation d’une identité, il s’affirme par la signature ; considéré comme « barbare », et donc privé d’un langage raffiné, il travaille essentiellement le geste de l’écriture comme geste profondément esthétique, avant même d’être signifiant, et montre comment la réduction de l’écriture à la signification est toujours, d’une certaine manière, appauvrissante.
L’écriture ouvre un nouvel espace perceptif, et non pas seulement visuel ou intellectuel, parce qu’elle rythme véritablement l’environnement. Ce que montre ne particlier, dans la Tour 13, le travail d’Al Seed. Un rythme vital, qui devient par là raffiné, codifié, complexe, qui ne se limite pas au tracé des lignes, mais fait irruption comme forme esthétique du milieu, insinuée dans toutes ses dimensions. Ce rythme de l’écriture du tag ou du graffiti est aussi celui qui investit la parole dans le slam, ou la danse dans le Hip hop : un jeu avec toutes les dimensions sensorielles de l’existence, qui sollicite la totalité du vécu perceptif. L’une raisons pour lesquelles l’usage des drogues, comme vecteur sensoriel de reconfiguration de l’espace perceptif, est partie intégrante du street art. Et l’une des raisons pour lesquelles aussi nombre de ses artistes, dont Basquiat, seront fauchés par l’introduction des drogues dures, et en particulier du crack, dans les ghettos, puis dans ces sortes de lieux « offshore » que peuvent être les ateliers de production artistique. Les dérives du Pop art et de la Factory de Warhol en offriront un exemple.
Mais ce que dit aussi le Street art, ce sont les raisons de l’interdit auquel il s’est affronté dans l’espace public. Et si on peut le qualifier ici d’art de l’exil, ce n’est pas parce que ses auteurs viendraient de lieux géographiques éloignés de leur espace de production, mais bien plutôt parce que, dans l’espace géographique où ils travaillent, ils sont, d’une manière ou d’une autre, étrangers à ce qui en fait la norme.
C’était le cas dans les ghettos américains des années soixante, c’était le cas aussi dans les villes françaises de ces mêmes années, où les affichistes comme Raymond Hains ou Jacques Villeglé commettent ce geste de déchirer l’affichage officiel, et de faire surgir ainsi, dans la superposition des couches successives, un non-sens de l’espace urbain, ou les références subliminales non intentionnelles dont il est le lieu. Ce sera le cas dans les banlieues des années quatre-vingt en France, ou dans les entrepôts de la SNCF, que l’esthétique des tags, issue des migrations, de l’exclusion qu’elles génèrent et des nouvelles formes de combinaison esthétique qu’elle produit, viendra revivifier.

5 . L’interdit d’afficher

L’interdit d’afficher va de pair avec un monopole de l’affichage officiel désormais livré aux entreprises publicitaires : un signifiant hégémonique de l’économie de marché, qui constitue de fait une véritable pollution de l’espace public, contraignant le regard à se poser sans cesse sur elles. Que cette autorisation monopolistique de l’affichage publicitaire, dans ses dimensions les plus vulgairement normatives, aille de pair avec l’interdit de taguer, c'est-à-dire de faire surgir de nouvelles formes de beauté spécifiques dans l’espace urbain, d’éclosion des rythmes, des représentations, des évocations et des couleurs, en dit long sur l’impasse esthétique où mènent les volontés de soumission économique. Mais en dit long aussi sur l’impuissance à long terme de ces volontés. Et de ce point de vue, l’entrée du Street art dans les galeries, qui peut apparaître en partie comme une forme de trahison de sa vocation originelle, est en même temps la preuve de l’impuissance des institutions, et au final du marché lui-même, à le faire disparaître. Absorber ce qu’il est impossible de tuer.
A cet égard, l’entreprise même de la Tour 13 est redoutablement emblématique. Faire exploser les murs des appartements originellement destinés à l’espace privé est une manière forte de réinterroger la dialectique du privé et du public. Chaque appartement devient ainsi une enclosure singulière de création, qui nie les clôtures de la propriété. Une autre forme de réappropriation, très spécifique dans la mesure où elle est à la fois autorisée et transitoire. Un rapport aussi à la précarité de l’art de rue (puisque l’immeuble va être démoli) et à sa virtuosité, utilisant toutes les modalités esthétiques et architecturales pour reconfigurer les espaces intérieurs, y compris les jeux sur la perspective et sur la distance tels qu’ils se présentent dans le travail de Sambre. Mais aussi la présence des Murales latino-américains, ou la référence aux déconstructions architecturales de Gordon Matta-Clarke.
Ce que montre la Tour 13, c’est l’incessante tension entre l’esprit communautaire qui anime une telle entreprise, et la mise en évidence des multiplicités singulières qui s’y font jour. Un rapport à la violence et à l’intériorisation des conflits, au danger et à la vitalité, à la déstructuration et à l’harmonie, aux référents culturels et à l’ironie. Une dialectique aussi de l’espoir et du désespoir, qui dit ce que pourrait être la vraie pluralité d’un espace public. N’avoir pas de chez soi, c’est faire de la rue un chez soi plus vaste que l’intimité d’un appartement. Mais l’appartement ouvert, défoncé, est alors devenu un phénomène de rue.

Dans Chaosmose, publié en 1992, Félix Guattari parlait de la manière dont l’esthétique surgit là où on ne l’attend pas, de façon « déterritorialisée ». Et il montrait comment elle joue véritablement un rôle écologique au sens large, d’incidence sur le milieu aussi bien environnemental, que social ou mental. Il écrivait :

La puissance esthétique de sentir, bien qu"’égale en droit aux autres puissances de penser philosophiquement, d’agir politiquement, de connaître scientifiquement, nous paraît en place d’occuper une position privilégiée au sein des Agencements collectifs d’énonciation de notre époque.

Et il ajoutait :

A l’évidence, l’art n’a pas le monopole de la création, mais il porte à son point extrême une capacité d’invention de coordonnées mutantes, d’engendrement de qualités d’être inouïes, jamais vues, jamais pensées. Le seuil décisif de constitution de ce nouveu paradigme esthétique réside dans l’attitude de ces processus de création à s’auto-affirmer comme foyer existentiel, comme machine autopoïétique.

Cette attitude de production de soi-même par l’œuvre, pourrait qualifier la pluralité, et même les divergences des gestes du Street art dans leur diversité. C’est précisément par la singularité de ces gestes d’intervention dans l’espace public, que, pour reprendre la formule du commissaire d’exposition Harald Szeemann, « les attitudes deviennent formes ».

© Christiane Vollaire