LA TRANSFIGURATION DU BANAL


Sur le photographe Frédéric Lefever,
pour le site du FRAC Franche-Comté, avril 2012

Quand Frédéric Lefever commence en 1994 son travail photographique, il a moins de trente ans et sait qu’il creuse le premier sillon de ce qui va être l’œuvre d’une vie. Ce sont les Magasins, puis les villas de Stella-Plage en 1996.
Un an plus tard, il part comme pensionnaire à la Villa Médicis à Rome, et en reviendra avec les Tribunes des stades de football autour de Rome, et les structures de béton de la région de Sperlonga.
En 2001, des incursions vers l’Est l’amènent à photographier un quartier de Mulhouse en Alsace ; puis en Allemagne, à Dessau, le devenir des lotissements bâtis par Gropius et le Bauhaus en 1928.
En 2004, c’est dans les lotissements anglais qu’il circule. Puis, en 2008, dans sa Wallonie natale où il montera un an plus tard, au BPS22 de Charleroi, une grande exposition de l’ensemble de son travail.
En 2011, c’est au Portugal qu’il saisit les constructions élaborées par les migrants en vue de leur retour au pays. En 2012, les Dommages de guerre présentent la reconstruction à partir d’éléments préfabriqués, du village de Siracourt bombardé à la fin de la deuxième guerre mondiale.

Sur toutes ces images, c’est à la façade que le regard est affronté. Même quand ces façades sont celles de caravanes, de structures de béton ou de gradins, d’abribus, de panneaux peints, voire de fonds de piscine verticalisées pour la publicité. Même quand elles se réduisent à une porte ou à la signalétique d’un nom.
Mais chaque façade est à elle seule un monde : celui du collectif dans lequel elle s’inscrit, celui de l’histoire qui l’a produite, celui des personnes qui l’habitent. La rencontre d’un singulier et d’un pluriel ; la manière dont des sujets, construits sur la norme collective, s’en détachent, s’en décalent, s’y affrontent, la contournent par des stratégies d’évitement, la renvoient en miroir ou tentent de la repousser.

Cette histoire est aussi une histoire de la photographie : celle du travail documentaire d’Eugène Atget, ou des grands Américains : les fermes de Walker Evans, le New-York de Bérénice Abbott, les faubourgs de Stephen Shore, entrent tout à coup en résonnance avec les naïvetés connotées des peintures de Magritte, ou les géométries de Mondrian. Et quelque chose dans ce travail fondamentalement statique nous renvoie aux explorations du road-movie américain comme aux profondes ironies de la culture des Pays-Bas, ou à la radicalité allemande des Becher.

La photographie de Lefever nous donne ainsi à explorer, avec un redoutable équilibre entre distance et empathie, l’essence même du vernaculaire, dont les deux images présentées ici sont comme deux phares : le lettrage impeccablement sixties du Radio-télé-ménager de Harnes, les couleurs sourdes de son cadrage irréprochable, que la chute d’une lettre vient discrètement décaler. Et, dans l’image de Fumel, la coïncidence du nomade et du sédentaire, du fermé et de l’ouvert, de l’opaque et du transparent, s’opère dans la forme géométrique de l’œuf, par l’effet d’une intimité traversée. Une dialectique du caché, du reflet et de l’entrevu, qui pourrait renvoyer aussi aux énigmes photographiques du Blow-up d’Antonioni.

©Christiane Vollaire