PUISSANCE DES MOTS, POUVOIR DE L’OEUVRE


Introduction pour Écrits sur images Sur Philippe Bazin
Avril 2012

L’œuvre de Philippe Bazin, par nombre de ses aspects, apparaît plutôt interloquante : elle tend souvent à susciter davantage des effets de sidération que des effets de parole. Et pourtant, depuis 1987 où elle a commencé à s’exposer, elle suscite, au même titre qu’un silence médusé, une parole vibrante.
C’est cette parole multiple qu’on veut faire entendre ici. Troublée, souvent conflictuelle, elle trouve dans ce livre sa chambre d’écho. La rencontre s’opère entre des discours forts, qui, affrontant les mêmes objets, divergent, convergent ou se répondent.
La structure de l’ouvrage l’atteste, en trois moments : celui qui marque l’irruption des visages, celui qui ouvre l’œuvre aux chantiers et aux paysages, celui enfin qui l’expose, sous la double forme de son édition et de son accrochage.

Ce livre n’est pas un mémorial : le travail de Philippe Bazin, déjà fortement fondé et étendu, est aussi un travail en devenir, qui s’interroge sur lui-même, se transforme et vit des échanges qu’il suscite. Ces textes eux-mêmes sont entrés en interaction avec le travail ; et s’ils résonnent entre eux, ils le nourrissent aussi.
Une large part en est consacrée à ce qui fera l’objet, en 2009, du livre La Radicalisation du monde. Là, l’interaction s’est faite avec l’éditeur, Eric Cez, l’Atelier d’édition et Filigranes. Cette rencontre, avec ses décisions éditoriales, a suscité un vrai travail commun, et le livre a concrétisé le moment d’achèvement du cycle des visages, de la série des Faces commencée en 1985 à celle des Moulages ethniques réalisée en 2003. Entre les deux, les grandes structures institutionnelles (hospitalière, familiale, psychiatrique, éducative, culturelle, carcérale, militante et élective) auront été visées par le regard photographique, dans tout ce qui échappe précisément à leur volonté de réduction. Le visage est fondamentalement, à partir de ses enjeux institutionnels, mais aussi des formes de sa représentation artistique (chez Picasso, chez Dietman, chez Rodin) le lieu d’un questionnement non pas phénoménologique, mais politique.

C’est par ce questionnement que ce travail, dès 1993, mais surtout à partir des années 2000, échappe justement à la problématique du visage pour intégrer celle de la construction, puis celle du paysage. Du sujet au milieu, la direction du regard s’inverse, mais non son sens. Et la même radicalité est à l’œuvre. Ce sont d’abord les Anatomies, vues de chantiers muséaux, puis les photographies du travail plastique de Laurent Pariente, puis les vues de la finalisation du musée construit par Franck Ghery à Bilbao.
A partir de 2001, le travail au Portugal, puis en Ecosse, à Taïwan, à Chypre, en Albanie, à Douvres, en Pologne, aux USA, et plus récemment en Egypte, s’ouvre à un champ d’investigation international, en interrogeant les mutations du paysage rural comme celles du paysage urbain. Et montrant ainsi comment la question du socius, du corps politique, habite l’incarnation de ce travail , autour des questions corrélatives de la visibilité des lieux et des gens.

Mais dans le même temps, cette œuvre silencieuse s’ouvre aussi, de façons très différenciées, à la parole. C’est, dès 1999, la parole des femmes militantes des Balkans qui vient faire irruption sous forme de citations entre les photos de leurs visages. Puis, en 2003, celle des Dunkerquois d’origine comorienne, cette fois saisie par l’enregistrement et la caméra dans Intérieurs. Puis celle de responsables paysans dans Une partie de la campagne en 2005. En 2008, le travail dans les centres d’hébergement et de rétention en Pologne s’inscrit dans une publication commune avec un travail philosophique sur les entretiens menés avec des demandeurs d’asile.
En 2010, John Brown’s Body, mené aux USA, dans les Adirondacks, autour de la figure de l’abolitionniste John Brown, s’inscrit dans une relation à l’œuvre littéraire de Russell Banks. Et la série sur les lieux de vie invisible des réfugiés afghans à Paris est un travail de collaboration avec l’écrivain Denis Lemasson. Enfin, last but not least, un travail se prépare en Normandie, autour de l’investigation sociale autobiographique d’Annie Ernaux.

Dans plusieurs de ces travaux, depuis 2001, la video a sa part. Soit parlante dans Intérieurs ou Une partie de la campagne, soit le plus souvent muette, comme dans les plans fixes de visages (ceux des travailleurs d’une distillerie écossaise qui constituent Une heure de travail, ou celui de Noé), dans les vues du port de Douvres ou dans celles des environnements de prison. Dans celle aussi du bateau albanais dont le texte d’Alain Brossat porte ici l’analyse, à partir de la description la plus simple :

Pendant la plus longue partie de ce plan, la caméra, plantée sur un trépied au bord du quai, filme le scintillement de l’eau, le passage furtif d’une vedette, le saut fugace d’un poisson, la dérive de quelque déchet au gré du courant ; puis la proue d’un cargo fait irruption par la droite dans le champ et l’envahit peu à peu, tandis que le navire vient à quai. Finis operis.

C’est de cette simplicité radicale qu’est tissé l’esprit même de cette œuvre. C’est de cette statique contemplative, et de la puissance critique dont elle est vectrice, qu’est nourrie sa dynamique réflexive.

Dans le premier chapitre de cet ouvrage, l’irruption des visages est d’abord portée par Raymond Voyat autour de la question de l’anonymat, puis par Robert Pujade autour de celle de l’informe. Bernard Lamarche-Vadel la ressaisit dans la condition extrême de la nudité . Et Thierry de Duve y engage une problématique critique de l’humanisme, dont il saisit l’ambivalence instrumentale autour de l’usage même de l’appareil photographique.
Les Nés suscitent un dissensus sur l’obscénité, entre Bernard Lamarche-Vadel et Christiane Vollaire, auquel se réfèrera l’analyse ultérieure de Georges Didi-Huberman. Edouard Levé y soulèvera la question de l’auto-altérité.
Cette irruption des visages se clôt sur trois pistes de recherche ouvertes par Cyril Rouge à partir du travail de Dreyer, par Géraldine Millo autour des machines de guerre deleuziennes et par Caroline Blanvillain sur la rupture photographique.

Le second chapitre s’ouvre sur la question des chantiers, analysée par Raymond Balau dans un parallèle rigoureux entre la vulnérabilité des visages et celle des lieux en devenir. Elle induit chez Robin Wilson la référence à l’œuvre de Gordon Matta-Clark. Tous deux établissent clairement les filiations et la rupture de ce travail avec les standards de la photo d’architecture.
Les paysages d’Ecosse des Battle Landscapes sont visités par Philippe Piguet sous la figure d’archétypes soulignant la force de l’amnésie, et Alan Warner, romancier écossais, retrouve, derrière l’apparente disparition des violences dont ils ont été le lieu, « ces géographies approximatives qui provoquaient des massacres atterrants ».
Face à la video du bateau albanais, Alain Brossat évoque l’affût du chasseur comme dispositif cinématographique.

Le troisième chapitre engage le devenir de l’œuvre exposée. Dans le travail de Philippe Bazin, c’est la série qui fait œuvre plutôt que l’unicité de l’image. Cette dernière partie interroge donc le devenir de ces séries. Celles qui font l’objet de la Radicalisation du monde, et celles qui s’ouvrent à partir des années 2000 sur l’irruption de la couleur, du paysage, des videos ou de l’interaction avec la parole.
L’accent est mis par Dominique Baqué sur la tension entre deux dimensions : le caractère « antéprédicatif », « pétri d’animalité » du travail sur les visages, et la dimension résistante, ouverte à la parole, des Femmes militantes des Balkans.
Le texte de Georges Didi-Huberman, fondateur, ressaisit ce travail dans la pensée de l’atlas héritée de Warburg, et intègre la question formelle de la série à la question sociale du groupe, dans une histoire critique de la relation entre humanisme et politique. Mais il inscrit aussi cette œuvre dans une problématique de la cruauté, sur laquelle il convoque l’œuvre d’Artaud. Et la met en dialogue avec celle des artistes allemands contemporains : Thomas Ruff, Thomas Struth, Andreas Gursky.
Sidi-Mohamed Barkat insiste sur l’abandon de la mise en scène et la volonté de dénudation qui sont au cœur de ce travail. Et Morad Montazami, à partir du « tournant ethnographique de l’art contemporain » mis en évidence par Hal Foster, présente en particulier l’exposition Noir Silence, montrée en 2007 à la Galerie Anne Barrault, comme une archive ouverte à l’altérité.
Les trois derniers textes sont eux-mêmes construits à partir du travail de trois expositions : au Musée des Beaux-arts de Tourcoing en 2003 ; puis, en deux grandes expositions monographiques : au Musée des Sables d’Olonne en 2009 et au Musée des Beaux-arts de Calais en 2010.
Elles ouvrent à ce travail sa place dans l’espace public, à partir des trois intentions qui semblent pouvoir le définir : politique, combative et documentaire.

© Christiane Vollaire