LE PUBLIC ET LE COMMUN

LVE Sur le livre de Gaëtane Lamarche-Vadel, La Gifle au goût public … et après ?,
Ed. La Différence, Paris, 2007, 300 pages, 22 €

Pour Chimères n°77, septembre 2012

Gaëtane Lamarche-Vadel, philosophe enseignant aux Beaux-arts, et compagne de longue route des auteurs de la revue Chimères, part du titre polémique d’un manifeste futuriste russe de 1912, La Gifle au goût public, pour traquer, depuis le XVIIIème siècle jusqu’à leurs effets les plus contemporains, les mutations ambiguës de la réception des œuvres d’art.
Qu’est-ce qu’un public ? Qu’a-t-il en commun avec des artistes ? A qui s’adresse le geste esthétique ? Sur quelle scène se déroule la relation violente et incestueuse de l’artiste au public qui le produit comme tel ?
Cette scène s’avère au final être une scène écosophique : celle du paradigme esthétique que Guattari déploie dans Chaosmose, et dont l’auteur va faire le point de focalisation de son ouvrage.

Une affaire de goût
Inscrivant l’analyse de l’espace public produite par Arendt dans la filiation des problématiques du jugement de goût telles qu’elles apparaissent chez Baumgarten, puis chez Kant, l’auteur met d’abord en évidence une profonde divergence entre les théoriciens de l’art et ses praticiens. D’une part, du côté des théoriciens, une définition de l’art sur le mode, mis en évidence par Agamben, de la soustraction (dire ce qu’il n’est pas, à la manière des théologies négatives dans la définition de Dieu). D’autre part, du côté des praticiens, la nécessité de l’action effective, d’une intervention productrice, réelle et sensible, dans le monde et dans l’espace commun. La question de la sensation, de ce qui est perçu, éprouvé, ressenti, pose l’ambiguïté même de ce que Rancière appelle le « partage du sensible » : ce qui en fait dans le même temps un facteur de discrimination et une ambition de mise en commun.
L’auteur pose donc ce paradoxe central de toute l’histoire de l’art :
Pourquoi se méfie-t-on du public tout en sollicitant son avis ?
Tenter d’y répondre, c’est mettre en évidence l’ampleur des malentendus et des non-dits qui sous-tendent la définition même de ce qu’on appelle non pas seulement un public, mais un peuple. Raison pour laquelle, comme l’affirme Arendt, le goût est une faculté politique.
Gaëtane Lamarche-Vadel se saisit à bras le corps de ces enjeux, pour produire une réflexion généreuse sur les modalités de sollicitation, d’interaction, de provocation, d’identification, d’empathie et d’hostilité, qui régissent les rapports entre artiste et public. Sur les fictions qui s’y déploient, les utopies qu’elles font naître, les affects et les concepts qu’elles génèrent.

Performance et architecture
Privilégiant, pour cette raison même, l’esthétique de la performance, elle en montre les implications profondes dans le mouvement dada, et dans les reconfigurations qu’il opère au début du XXème siècle :
Il ne suffit donc pas aux dada d’être modernes, d’embrasser l’esthétique industrielle et urbaine promue par les futuristes italiens, ils veulent aussi embrayer sur les structures élémentaires de la physique du langage.
Nouer la question du langage aux problématiques de l’espace urbain, c’est affirmer que notre rapport esthétique au monde engage la parole sur une scène publique dont l’architecture, le théâtre et les arts du son deviennent des éléments déterminants. D’où la corrélation paradoxale du Bauhaus et du mouvement dada, dans l’interaction entre l’esthétique industrielle de l’architecture et du design, et l’émergence du concept de performance.
Dans les années soixante, autour de la figure de John Cage, pointera une nouvelle partition : celle qui sépare, au sein même d’une esthétique de la performance, les Happenings produits par les représentants du Pop Art, des Events produits par la New School for Social Research.
Dans les Events tels que les réaliseront John Cage, George Brecht ou Allan Kaprow, le public n’est pas spectateur. Il s’inscrit comme acteur de la performance, dont l’artiste, de ce fait même, demeure l’initiateur mais n’est plus réellement le concepteur. Ce qui est mis ici de côté, c’est la fonction démiurgique de l’artiste, la puissance de sa prédiction sur l’œuvre.
On entre dans un nouveau paradigme, où la relation artiste-public accède à une phase d’indétermination, ce que John Cage définit comme une situation dans laquelle on a renoncé à la Renaissance. C'est-à-dire renoncé à la fiction du génie artistique maître de son œuvre, telle qu’elle trouvera son apogée, à travers l’art classique, dans la pensée romantique.

Espace public et bien commun
Mais, pour l’espace public, la possibilité de sa réappropriation par un public acteur de son devenir esthétique, se double au contraire de sa confiscation par ce que Habermas (celui des années soixante) appelle une « publicité de manipulation », au détriment de la publicité critique. Gaëtane Lamarche-Vadel utilise alors les analyses de Richard Sennett pour montrer que cette manipulation équivaut à une amputation de l’espace public réduit à être une vitrine du privé, dont les manifestations commerciales s’accroissent sans limite.
Entre la revendication d’un espace public dans l’acte de la performance, et son amputation par la publicité de consommation, se joue au final le conflit qui oppose John Cage au Pop Art.
Et c’est dans les termes mêmes d’une économie de l’art, que Robert Filliou va en faire le décryptage cité dans cet ouvrage :
En règle générale, c’est dans l’étude de l’Economie de la prostitution que j’analyserai les activités artistiques (y compris les miennes) qui participent au circuit normal. Ce qui échappe au circuit économique normal, je l’analyserai dans l’Economie poétique.
Ce qui échappe ici à la prostitution du marché de l’art, c’est ce que l’auteur définit comme « Oikos », l’habitable, partie prenante de la « koinè », bien commun. Ce que Filliou appelle « Economie poétique » entre donc dans ce régime écosophique qui nourrit le bien commun. Celui-là même que l’Economie artistique tend au contraire à vampiriser sous l’omniprésente pression du marché.

Mais ce bien commun lui-même n’est pas un donné. Il est au contraire en perpétuelle reconfiguration, et sans cesse à réinventer. Gaëtane Lamarche-Vadel voit une figure multiple de ces reconfigurations dans des groupes comme Stalker en Italie, avec l’architecte Francesco Careri, ou l’Atelier d’Architecture Autogéré en France. Mais aussi dans les Laboratoires de l’art qui naissent à Bourges, à Marseille, à Aubervilliers ou ailleurs.
De ce concept nomade du rapport de l’art à sa propre volonté de désorientation, témoigne la réappropriation des friches, des intervalles, des vides, des formes de l’abandon, comme revendications collectives du paradigme esthétique.
Ces espaces géographiques sont aussi des espaces sociaux, en même temps que des espaces mentaux, témoignant des « mutations existentielles » auxquelles appelle Les Trois Écologies. D’où la sollicitation lancée à la fin de La Gifle au goût public … et après ? :
Si les artistes veulent être des transformateurs du champ social, ce n’est pas simplement en troquant les médiums traditionnels (…) contre les questions sociales, mais en faisant tomber les frontières de chacun de ces univers, en bousculant les paradigmes, en déployant le potentiel du « plurivers », d’où émergeront d’autres éléments, d’autres combinaisons de mondes communs.

© Christiane Vollaire