UN ART EN TRAIN DE SE FAIRE
Entretien avec Julien, cofondateur avec Anne de la revue HEY, Modern Art and Pop Culture,
qui présente sa deuxième exposition à la Halle Saint-Pierre à Paris du 25 janvier au 23 août 2013.
Pour Chimères n° 79, avril 2013
La revue HEY ! a été fondée en 2010 par Anne et toi, concrétisant le travail que vous menez depuis une vingtaine d’années pour promouvoir les formes diversifiées d’un art populaire contemporain. Elle a donné lieu à une grande exposition à la Halle Saint Pierre en 2011, et à un festival au Cirque électrique en juin 2012. Êtes-vous centrés sur la scène française ?
On ne se contente pas d’être franco-français, on défend un art international. C’est d’ailleurs pourquoi on a installé le bilinguisme dans notre revue. C’est souvent galère de partir à l’étranger, mais c’est important de le faire Dès qu’on part, on essaie de rencontrer la scène locale, d’aller voir les gens, d’aller visiter les ateliers, les galeries. Ça fait partie du plaisir et de notre curiosité. On ne peut pas faire une revue comme HEY ! sans faire du terrain, on ne peut pas faire du journalisme de bureau. Il faut que tu ailles voir : il faut bouger.
Comment situez-vous vos orientations et vos choix dans le monde de l’art contemporain ?
Il y a différentes scènes en art contemporain. Il y a d’abord un héritage de l’art conceptuel : ça ne nous émeut pas, ça ne provoque aucune réaction en nous. Il y a aussi une influence du numérique. Là, on est très curieux, parce que ce sont des nouveaux outils et de nouvelles propositions. On est très liés avec des gens qui travaillent là-dessus ; mais on n’en parle pas actuellement dans HEY ! En revanche, on est ultra-présents dans la filiation du « Surréalisme Pop » et du « lowbrow » avec le dessin en ligne de mire. Mais globalement, on défend le contraire de ce que les DRAC vont acheter à l’année. On est en-dehors du marché, et ceux qui vivent dans le marché de l’art ne se préoccupent pas forcément de nous. Notre curiosité est permanente, mais avec une vision de côté : c’est le choix de HEY ! de présenter une autre scène, plus mélangée, moins didactique.
Qu’entendez-vous par ce refus du didactisme ?
Il y a une façon en France de faire vivre l’art contemporain, qui est liée à un réseau institutionnel et à des marchands, et qui fonctionne en circuit fermé. Nous, nous ne voulons pas savoir à quoi s’attendre, ni les directions à prendre L’institution fonctionne souvent de façon didactique, sans étonnement ni émotion. C’est un marché qui tombe tout cuit dans le bec. Ça choque beaucoup quand on dit ça, on est taxés d’extrémistes. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas une œuvre ou deux qu’on puisse aimer ; mais elles ont déjà tellement de visibilité.
Est-ce que vous n’êtes pas vous-mêmes amenés à créer un autre marché ?
Nous avons été marchands et galeristes. Mais le rapport à l’argent avec les artistes est vraiment problématique. HEY ! n’est pas là pour vendre, mais pour faire connaître. Mais les artistes nous pressent de devenir un pivot commercial, de leur présenter des galeries et des marchands. Pour l’instant, on refuse. Cette année, on va mettre en place un projet européen, par le biais de ventes aux enchères, mais sans galeries. Vendre pour vendre ne nous intéresse pas : on n’y a aucun plaisir. Ça change les rapports humains : c’est comme si tu prenais une autre redingote, et elle ne nous va pas trop. On s’ennuierait assez vite. On a toujours envie d’un autre projet, et de quelque chose qui nous ouvre vers un monde qu’on ne connaît pas.
Le fait d’avoir un lieu fixe de vente crée des obligations, alors que ce qui nous intéresse, c’est la diversité. Nous, on est mal à l’aise là-dedans. Donc, je préfère organiser une vente aux enchères avec les peintres et leur permettre de rencontrer des gens qui vont faire le travail à notre place. C’est une manière de garantir la visibilité des artistes que l’on défend dans HEY ! du point de vue du marché. Quand je fais une grosse exposition, il n’y a rien à vendre, ce qui emmerde les collectionneurs. A la Halle Saint Pierre, quand des gens veulent acheter une œuvre, je les mets directement en contact avec l’artiste. Mais quand on monte une expo, la vente ne nous intéresse pas.
Les œuvres que vous choisissez ont souvent un lien à la folie : comment pensez-vous ce lien ?
Ce qui est très présent, c’est la marge plutôt que la folie. Les gens qui travaillent avec nous trouvent dans la folie un espace de liberté, un échappatoire par lequel on peut aborder plein de choses C’est plus un éloge de la différence que de la folie médicalisée. Je ne travaille pas avec des schizos ou des gens déclarés fous, mais il m’arrive de travailler avec des gens qui passent la moitié de leur vie en hôpital psychiatrique, parce que notre société ne leur correspond pas. Ce qui nous touche, c’est une culture de la différence. La peinture est un moyen de l’obtenir. Tu peux te prendre une œuvre en pleine poire, mais elle ne va pas te mordre. C’est une porte vers la réflexion. Il y a dans les oeuvres des peintres que nous défendons une critique très dure de la société, d’un point de vue à la fois social, politique et simplement humain.
Ces gens proposent une vision des choses à leur image, mais très réfléchie. Ils ont des points de vue sur qui est fou, pourquoi et à qui profite la folie des autres. Mais on est plutôt sur la marge, avec des gens qui aiment traverser en-dehors des clous. Ce ne sont pas des gens qui refusent les clous d’un point de vue militant, mais des gens pour qui ça n’existe pas. Les peintres pour qui l’on travaille n’ont pas de vision militante de leur peinture : elle existe dans le mouvement de leur vie. Depuis la fin des années quatre-vingt, on a toujours travaillé sur les cultures alternatives et donc toujours côtoyé ce type de créateurs.
Votre projet va-t-il de pair avec une intention critique ?
Anne et moi, on a fait de la presse normale. Le journalisme objectif n’existe pas. Dans HEY ! on ouvre et on ferme les guillemets : le seul rapport critique qu’on a est de mettre la personne dans les pages. On est dans un exercice très différent de ce que la presse habituelle permet aux journalistes. On a engagé un journaliste de géopolitique qui travaille avec nous. Il ne connaît rien à l’art, mais on lui demande de nous replacer sur les pays que l’on connaît peu ou mal. Par exemple, la situation environnementale du peintre, le contexte éventuel de la guerre ... On essaie d’être des intermédiaires cohérents et honnêtes. C’est pourquoi dans nos pages, se disent des choses qui ne se disent pas ailleurs. Les artistes sont très étonnés de la manière dont on gère ce bordel, livre la parole et la retransmet.
Pour nous, l’espace de liberté qu’on ouvre, il a fallu qu’on se le crée. C’est la raison pour laquelle il n’y a pas de publicité dans la revue : au bout de cinq - six ans, ça nous retomberait sur le nez. Notre espace de liberté, ce sont les lecteurs. On ne peut pas donner sans un couperet qualitatif. On s’en fout d’être riches, c’est pas ça qui est intéressant. Mais une cohérence, une complicité avec les lecteurs et avec les artistes. Sinon, on se plante.
Tous nos choix ne sont qu’émotionnels, on ne fait pas de différence entre nos émotions et la carrière du peintre, qu’il soit célèbre, reconnu ou pas. On ne peut pas fonctionner autrement, et c’est ce que les gens ressentent dans HEY ! : on ne pourrait pas présenter dans les pages un travail qui ne nous raconte rien.
Vous fonctionnez en tandem : êtes-vous toujours d’accord sur vos choix ?
Non. On ne va pas ressentir la même chose. Mais l’intérêt qu’on peut y trouver va être le même… On se connaît hyper bien, on vit ensemble depuis vingt-cinq ans. On se propose des choses, chacun cherche, furète, et l’on voit ce qui se passe. Puis, pour chaque numéro, on confronte ce qu’on a trouvé et sur quoi l’on s’est arrêtés. Parfois, ça dépend du jour où on a vu les choses. Mais ça n’enlève rien au fait que le boulot ait une force. Mais parfois on va mettre plus de temps à se convaincre, et c’est bien aussi.
Il y a très peu d’usage de la photographie dans votre revue. Pourquoi ?
Notre éducation est plus liée au dessin, à la peinture, à la sculpture. La photo est quelque chose de nouveau pour nous. Zoé, notre collaboratrice, nous montre beaucoup de choses. On aime bien avoir des passeurs avec nous. Pour être sûr de tes choix, il faut voir beaucoup, beaucoup. Je n’ai jamais vu des dizaines d’expositions de photos par an ; mais de peinture, si. Grâce à Zoé, la photographie devient pour nous une porte d’entrée sur le visible. Mais on y entre par l’invisible.
La photographie est quelque chose qu’on appréhende petit à petit, comme l’art numérique où l’on a des copains passeurs. On ne sait pas si on arriverait à mettre du numérique en valeur dans nos pages. Mais l’espace de la scène nous permet d’intégrer ces curiosités. C’est des trucs qu’on n’aurait jamais faits avant : on travaille avec la musique, la BD, la culture alternative.
Que change l’espace de la scène ?
La scène, on a toujours eu envie d’y monter ; mais pas pour faire la même chose que les autres. On voulait écouter du blues comme les mecs l’écoutaient en 1925, en achetant un gramophone des années vingt. Par un concours de circonstances incroyable, quelqu'un nous demande ce qu’on peut faire avec, et on se retrouve sur un énorme festival il y a trois ans., à envisager la scène de l’autre côté : passer des gradins au plateau. On a vécu la vie des petits groupes de rock dans les tournées pendant trois ans, mais ce n’est pas ce dont nous avions envie. Et on décide il y a un an ou deux de commencer à intégrer sur scène les images des peintres avec lesquels on travaille. Un discours scénique autour de la peinture : raconter les histoires en fonction des peintres qu’on emmène avec nous.
On a commencé à le faire au Festival de la BD d’Angoulême ,espace nouveau, expérimental, en-dehors des clous. Dans l’année, on va jouer à la Maison des Pratiques Artistiques Amateurs, en cirque pour l’ouverture du Louvre a Lens, pour une carte blanche ou dans un musée de musique mécanique. Puis après, c’est en fonction des gens qu’on rencontre, des envies et des lieux.
Comment organisez-vous cette diversité de vos collaborations ?
Tous les gens qui sont dans la troupe ont une vie artistique ailleurs, parfois aux antipodes de ce que défend la revue. Par exemple, Yannick a une formation de danseur de Butô. Comment est-ce qu’il le perçoit quand il travaille sur la folie ? On redécouvre le Butô. On a un Beatboxeur, Ezra. Anne et moi nous occupons de la production et de la direction artistique. On ne joue que de la musique sur gramophone, comme des DJ intemporels. Depuis plus d’un an, nous collaborons avec des circassiens, avec lesquels on se retrouve sur la façon de vivre, faire des choses par soi-même, dans la sueur : le travail a ce côté manuel. C’est justement ce qui nous a éloignés de l’art conceptuel et de l’abstraction. Le discours est bien sûr important ; mais on a un rapport très corporel, très humain, de rencontre : essayer des choses avec des gens, se tromper. On aime bien se tromper.
Artistiquement, on a trois directions : tu as la revue, la scène avec des collaborations pour ouvrir des perspectives. Et puis, tu as le commissariat d’expo, qui te permet de pouvoir enfin montrer en vrai ce sur quoi un jour tu t’es arrêté.
À un moment, quand tu aimes l’image, c’est impossible de rester sur papier glacé : ça nous paraissait impossible de ne pas rentrer dans la cohérence de l’œuvre montrée. On défend donc des gens qui s’intéressent à des techniques. Ils peuvent être proches de l’art numérique, mais c’est la qualité du travail à la main qui prédomine. Et ça vaut pour les trois axes : aussi bien la revue, que la compagnie et le commissariat d’expos.
Comment voyez-vous le rapport de votre travail au politique ?
Notre travail est une action politique. C’est une action politique de faire HEY !, et de montrer quelque chose qui prône la différence. Ne pas rentrer dans un moule rentable, joli et présentable.
Pour les gens du cirque, leur quotidien est une action politique, c’est un pavé dans la mare. Ça ressemble plutôt à des performances : on présente les choses, on donne, et les gens disposent. C’est comme l’écriture ou la musique. Pour moi, le politique est intrinsèque à ce qu’on fait. On n’a pas créé une association de défense de quelque chose ; mais on peut faire HEY ! tous les trois mois, et montrer des images qui vont choquer, tout autant qu’ouvrir un dialogue.
Tu as parlé des dimensions physiques de l’art : qu’en est-il du tatouage, très présent dans votre revue ?
On s’intéresse au tatouage depuis toujours. Ça nous a toujours touchés, avant même qu’on ne commence nos activités d’édition, et bien après. Notre position est d’abord de dire que c’est un art. On a trop souvent tendance à considérer les tatoueurs comme des artisans qui vont te faire un dauphin quand tu sors de la plage. En réalité, on est bien face à des artistes, des gens qui ont des connaissances anatomiques et dermatologiques. Et aussi une visée mondiale de quelque chose qui est là depuis la nuit des temps, quelles que soient les conditions sociales et les époques dans lesquelles cet art a évolué. Le tatouage a une signification, une portée réelle liée à l’histoire de l’individu en tant qu’être humain. C’est un sujet inépuisable. Le côté socio ou ethno est très revendiqué. Et aussi tout ce qui est criminologie au niveau mondial : marque d’infamie ou d’appartenance, refuge. Nous sommes, par tous ces aspects, dans la dynamique d’un art populaire, c’est ultra - présent dans les pages de la revue.
Beaucoup des artistes que nous présentons sont des tatoueurs professionnels, mais on montre leurs travaux de peintres. Le rapport au corps est sidérant. Hoffmann, qui est un tatoueur allemand, s’est retrouvé enrôlé dans la guerre à l’époque du Reich, et va devenir tatoueur au sortir de la guerre, à Hambourg. Il a un studio de tatouage professionnel, mais il a aussi une vision photographique : c’est un super photographe, et il va faire les portraits de tatoueurs et de tatoués. Il va photographier tous les gens qui ont été emprisonnés ou déportés (notamment des artistes de Side show), et ne l’ont été que parce qu’ils étaient tatoués, et donc repérés.
Est-ce pour vous une manière de lier un questionnement esthétique à un questionnement historique ?
On présente donc les photographies d’Hoffmann, mais on a aussi récupéré toutes les histoires des gens : pourquoi ils se sont fait tatouer. Certains ont raconté, plus âgés, des bribes d’histoire et on les retrouve sur des photos où ils sont tout jeunes. Quand tu connais l’histoire des gens et la beauté de ce qu’ils portent, c'est-à-dire l’esthétique, la réappropriation de leur corps, alors, devant les tableaux qui les montrent, j’imagine leur vie, leurs galères dans les années vingt. Tout ce cheminement-là avant que le tatouage ne devienne un art mainstream : tu es confronté à des balèzes, c’étaient pas des bras coupés. Et la qualité esthétique est incroyable. Revendication personnelle, cachée, esthétique : tout ça nous touche, et se montre dans les tatouages autant que dans les photos, comme une mémoire.
Dans le monde du tatouage, il y a eu des transhumances de styles et de gens. Donc on est dans cet amour-là, et on programme une expo pour le Quai Branly dans les deux ans qui viennent. Ils ont un fond très important de tatouages anthropologiques. Liés en particulier aux pratiques magiques : les tatouages protègent à la fois des maladies et du mauvais sort. Ce sont des pratiques chamaniques et identitaires : tu as ta carte d’identité sur le visage. Le Quai Branly, sous la direction de Stéphane Martin, est un espace qui permet de faire la démonstration de cette forme antédiluvienne d’expérience, et de l’inscrire dans un projet alternatif.
Cette perspective anthropologique est présente dans l’ensemble de l’art contemporain : le crâne incrusté de diamants de Damien Hirst évoque les crânes perlés du Cameroun que vous présentez dans la revue.
En anthropologie, c’est le royaume des artistes inconnus. On imagine mal que ces gens aient pu réaliser de telles œuvres sans être authentiquement artistes. Le monde de l’anthropologie est comme un cimetière de personnalités artistiques. On ne croit pas à la génération spontanée. On se nourrit de notre passé, comme le montre par exemple le travail des graveurs contemporains inspirés par Dürer. On n’est pas dans l’idée d’une œuvre spontanée : elle va toujours puiser quelque part. Les crânes du Cameroun, on est tombés en arrêt devant, on aurait pu les prendre pour des œuvres récentes. J’ai toujours trouvé intéressant de confronter le passé à notre quotidien : un microcosme qui fait partie du macrocosme. Les gens nous trouvent violents, mais en quoi serait-on plus violents que Le Caravage, ou l’Ogre de Goya, ou Jérôme Bosch ?
Comment, vous-mêmes, envisagez-vous le rapport des œuvres à l’histoire ?
Une partie des gens qui regardent la peinture s’imagine qu’elle n’a pas d’histoire. Mais une manière de montrer la folie au Moyen-âge a sa filiation aujourd’hui. Il y a des œuvres dans lesquelles on se retrouve, et on a besoin d’héritage, quitte à dire : « Je n’en veux pas ».
Mu Pan, un artiste chinois que nous présentons dans notre prochaine exposition, fait le lien entre dans des scènes de bagarre chinoise et la peinture ottomane, au travers d’un sujet commun. C’est un moyen pour nous de ne pas nous laisser enfermer, de toujours avoir les ponts et les chemins de traverse qui vont rouvrir les choses au-delà . Les gens avec lesquels on bosse s’inscrivent dans une histoire. Les scènes de bordel de Lautrec et celles de Pompéi sont liées.
Nous, on est très sensibles au sujet. Le sujet en histoire de l’art, c’est quelque chose qui a vraiment fait avancer, pour les hommes, la conscience des révolutions ou des régressions. Il y a des moments où le rapport au corps a été plus fort qu’aujourd’hui. Mais le marché de l’art fait en sorte de n’avoir pas de sujet qui marche. Et du coup, cette transparence du sujet laisse place à une manipulation idéologique.
Ce qui paraît constant dans vos choix esthétiques, c’est une saturation de l’espace : le champ visuel est toujours plein. De quelle intention ce choix relève-t-il ?
On fait des métiers différents. On vit donc dans un espace saturé, c’est notre équilibre. Dans la saturation de l’image, on est capables de sélectionner : la saturation fait éclater une image. C’est en effet un choix esthétique, mais le monde lui-même est saturé. Moi, je suis un urbain à 100%, j’adore Paris, je suis issu de la banlieue, et pour moi, la saturation, c’est la liberté. Le dimanche où tu n’as pas un pelé dans la rue, j’y arrive pas. La campagne, ça m’effraie. Si je suis à la mer, je vais plonger avec les poissons, parce que c’est saturé d’êtres et de couleurs.
Le seul endroit où j’aie un rapport à l’espace vide, c’est le désert. Mais dans les champs, je n’ai pas cette impression. Le désert est le seul endroit où il n’y a pas de saturation, et où on ne s’ennuie pas. Mon rapport à la mer, c’est sous l’eau que ça se fait. La saturation, on la recherche, c’est une forme d’avidité.
On sature clairement : ce qui a pu donner l’expo à la halle Saint Pierre. Le 24 janvier, on envoie, c’est un gros bordel. C’est plus difficile de montrer une esthétique en multipliant les images, que si on en avait moins. C’est saturer pour créer une sorte d’équilibre, une impression, une humeur. Ça pourrait être le minimalisme. Sur scène, on peut se permettre les deux, et c’est un vrai challenge. La saturation comme dimension esthétique, c’est un truc universel, religieux. C’est une façon de voir la vie. Mais je n’ai pas de télé : je n’ai que des saturations que je choisis.
C’est un point que vous avez en commun avec le mouvement de la Nouvelle Figuration libre, que vous publiez aussi : quelle est votre relation à ce mouvement ?
Quand on a pris connaissance de ce mouvement, on était gamin, c’était la première fois qu’on avait une peinture qui parlait de notre vie : la came, la musique, la BD. Ça a été un des moyens d’entrer en art. On était minots, et c’est pourquoi on était très reconnaissants au travail qu’ils ont fait : comme si la génération d’avant mettait en images ce qu’on vivait. C’est pareil pour l’intérêt du graffiti américain : ça nous sortait d’un quotidien qui aurait voulu que, quand tu aimes la rue, l’art en aurait été exclu. C’était une œuvre en-dehors des modes, qui correspondait à une nécessité impulsive de créer les choses. Comme dans le mouvement du pochoir et du graffiti dans les années quatre-vingt à Paris.
De quelle façon avez-vous résonné avec ces mouvements ?
Avoir la chance de vivre un mouvement artistique, c’est exceptionnel. Et au moment où les choses commençaient, à l’arrivée du Hip-hop, j’étais à Belleville et je venais de Seine-Saint-Denis. Dix ans plus tard, rebelote avec l’arrivée de la musique électronique. Pour Anne, c’était le punk des années 76-77 : elle était dedans quand ça a commencé. Et quand ça arrive aussi en peinture, on t’appelle du Japon, des USA : à un moment, tu vis cette fluidité entre les cerveaux et les courants. Dans un trip comme ça, tu prends le train, ou l’avion, ou tu fais du stop, et tu y vas : tu vas voir ce qui se passe. On a eu ça avec le manga : nous avons fait l’avant-première d’Akira d’Otomo à la fin des années quatre-vingt. Pages d’insultes dans le Figaro. Aujourd’hui, tout ce qu’on défend est reconnu comme une forme d’art à part entière. Le manga, on n’y comprenait rien puisque rien pratiquement n’était traduit : on lisait ou regardait les films ou les mangas en VO, sans comprendre le japonais. Mais ça nous emmenait esthétiquement dans un monde incroyable : c’est le principe de cette culture alternative.
Vos choix valorisent un art vivant, en train de se faire, et la dynamique vitale qui l’anime. Mais les sujets convoquent un vécu de la violence et la mort : est-ce pour vous un paradoxe ?
On n’y fait pas gaffe. Parfois, même quand on a fait le chemin de fer, je ne le vois pas. On a au final une vision de la mort assez positive. On est conscients de cette fin, mais on n’est pas obligés de ne pas la regarder. Il y a une réalité objective : ça s’arrête. La mort est encore plus que la vie ; mais elle est inconnue, donc source de fantasmes, de représentations, de peur, de joie.
Je n’ai aucun objet mortuaire, même en tant que collectionneur. Et je ne viens pas avec des objets de cimetière, des objets morbides. Si c’est un jeu, il n’est pas conscient. Chez Pierre Molinier par exemple, il y a un jeu avec sa propre croix mortuaire. Le Facteur Cheval avait construit sa tombe. C’est notre rapport à la mémoire, je ne l’imagine pas comme quelque chose qui s’arrête. La vie et la mort sont deux faces d’une même pièce. Il y a une curiosité qui peut être malsaine ; mais si c’est le cas, on ne publie pas. Par exemple, je n’ai jamais publié d’œuvres de serial killers, alors que des gens s’attendaient à le voir : c’est une idée qui nous dépasse. Mais d’un autre côté, ce que les gens trouvent morbide, je le trouve souvent très joli. Je ne vois pas le côté extrême de l’affaire, puisque ça nous concerne tous : ce n’est pas lié à une communauté ou à une minorité de mourir. Je vois ça comme quelque chose d’aussi reliant qu’un tableau, ce n’est qu’un des aspects de la vie. Mais au final, on passe plus de temps à vivre qu’à mourir.
Mais la violence n’est pas liée qu’à la mort : elle met aussi en jeu des rapports de domination. Et les arts alternatifs les mobilisent souvent.
Je ne peux pas défendre des choses qui sont de l’ordre de la soumission. Chacun fait ce qu’il veut, mais moi, je ne veux pas. Je ne veux pas montrer des nazis ou des serial killers. Si c’est ça qui fait bander les gens, moi, c’est juste le contraire. Ce serait racoler de partir là-dedans. Sur le premier numéro, on a eu une grande discussion avec une poétesse française rescapée des camps. Elle me dit « Vos petits trucs glurp » … et en même temps, elle me montre la broderie qu’elle fait sur un camp d’extermination … C’est l’hôpital qui se moque de la charité !
Tout dépend en fait comment on se place par rapport à tout ça. Mais j’ai plus de mal à regarder ce type d’œuvre qu’un crâne. Le crâne, j’ai une distance ; mais une carte des lieux d’extermination, ça me renvoie au paroxysme de notre culpabilité d’hommes, de la bêtise humaine. Ça agit plus violemment.
J’ai un truc qui me retient de la complaisance. Dans ma vie, je n’attire pas ces gens-là, ou je les fais sortir de mon environnement. Ça oblige à un choix éthique ou à une radicalité. On publie des dessinateurs des années trente et quarante, comme John Willie. Pour l’un d’entre eux, son sujet est délirant : on a l’impression de voir des femmes modernes, alors que quelqu'un qui est branché SM va voir ça comme d’ordre sexuel. On a appelé notre copain qui fait de la géopolitique pour qu’il nous éclaire sur la situation des USA à cette époque. On vit les choses très naturellement, Anne et moi. On vient d’un milieu ouvrier, prolo, où tout ça n’existait pas. Donc, on n’est pas dans cette éducation. On l’a eue de façon différente, on se l’est appropriée comme un langage qu’on se fabrique. La radicalité là-dedans, c’est qu’on y trouve du plaisir : c’est un instrument de notre égoïsme intellectuel. C’est ce que j’aime chez des éditeurs comme Pauvert, Losfeld: tu fais un travail d’auteur en tant qu’éditeur. Tu ne sors pas un auteur dont l’histoire ne te plaît pas.
Comment vous situez-vous par rapport au pop art américain ?
On adore le pop art américain. On l’a découvert de deux façons différentes, chez Warhol, et chez Rauschenberg. D’abord à travers la BD, puis avec un film de Claude Berri sur Léo Castelli, qui raconte le pop art américain vu de l’intérieur, en le désacralisant. Les gens sont dans un plaisir non retenu de création, ils sont le résonateur parfait de leur époque : c’est une synthèse incroyable de la fin des années cinquante et du début des années soixante. Les œuvres qui ne se démodent pas sont surprenantes : une esthétique, si elle est le témoin de son époque, arrive à sortir de son époque et à dépasser l’effet de mode.
Le pop art a été une caisse de résonance incomparable. Et ça a influencé Erro : il a beaucoup mis de l’histoire dans ses tableaux (Pol Pot, la Baie des Cochons). Le pop art a été quelque chose d’important pour nous, à la différence de l’art conceptuel. L’influence de l’art orthodoxe sur Warhol a produit dans le pop art un renouveau par rapport à la saturation. Même chez Mondrian il y a un rapport à la saturation : il a commencé comme ça avant de devenir plus lisse.
Il y a des goûts pour les images très neutres, mais moi j’ai un goût pour cette saturation. Mais on adore Tanguy et la peinture abstraite surréaliste : Tanguy est un peintre de science-fiction. Et j’aime bien faire des expos avec des copains qui ont des positions différentes des miennes.
En France, Clovis Trouille est un artisan, qui a refusé le statut de peintre : il était chef d’atelier en maquillage. Il est revenu de la guerre traumatisé, en estimant que l’ordre bourgeois tient le monde. Un érotisme universel, et un rapport de mépris aux grands courants dominants. « Ni dieu ni maître » est logique chez lui, pas chez d’autres artistes. C’est un peintre incroyable, et puis il a cet amour des objets.
Quel est votre intérêt pour le cinéma ou la vidéo, qu’on ne voit pas mentionnés dans la revue, ni présents dans les expositions ?
On n’a pas été confrontés à quelque chose qui nous plaise. Et puis, comme on l’a dit, ce n’est pas la structure papier qui peut mettre en valeur les images vivantes. Il faudrait faire un HEY ! vidéo. Il y a des gens qui fabriquent des films autour de HEY !, mais on n’est pas intervenus sur le sujet, parce qu’on estime que notre part de responsabilité est de ne pas dénaturer le travail qu’on a voulu nous confier.
J’ai toujours eu du mal à construire des pages dans lesquelles je vais parler d’images mouvantes : ça dessert la vision première de l’auteur. Si on doit faire de l’image vivante, il faut envisager un autre support. On ne l’envisage pas pour l’instant … mais c’est l’occasion qui fait le larron …
Sur quel objet nouveau travaillez-vous en ce moment ?
On se passionne pour les globes de mariées. Il n’y en pas deux pareils, parce qu’il y a à chaque fois des symboliques qui changent. Ce sont des objets d’art populaire fragiles, qui ont tendance à disparaître, une fois que les gens ont cassé leur pipe. C’est une porte sur l’imaginaire, et la transmission des morts aux vivants. Mais notre approche est esthétique.
© Christiane Vollaire